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toute la durée du Congrès, Marx ayant malignement proposé à la majorité, qui approuva, d’ajourner l’examen du mandat de Joukovsky jusqu’au moment où le verdict sur l’affaire de l’Alliance aurait été prononcé, sous prétexte que la Section de propagande de Genève n’était que la Section de l’Alliance ressuscitée sous un autre nom ; et comme cette affaire ne vint qu’à la fin de la dernière séance du Congrès, notre ami Joukovsky dut s’en retourner à Genève sans avoir parlé. Il voulut du moins utiliser sa présence aux séances du Congrès en prenant des notes. Ces notes, retrouvées plus tard dans ses papiers, m’ont été obligeamment communiquées par Mme Joukovsky, et je leur ai fait quelques emprunts. Nettlau les a publiées presque en entier au chapitre 62 de sa biographie de Bakounine.

On n’essaya pas de contester les mandats des deux délégués de la Fédération jurassienne : Schwitzguébel et moi étant déjà désignés pour être offerts en holocauste, avec Bakounine, à la politique de la coterie gouvernante, il fallait bien, afin de pouvoir nous frapper avec toute la solennité voulue, commencer par nous admettre au Congrès. Il se passa d’ailleurs à notre égard un incident assez singulier. Dans la première séance publique du Congrès, le jeudi, lorsque lecture fut donnée de la liste des délégués, formée par le bureau du Congrès, nous remarquâmes, Schwitzguébel et moi, que nous étions désignés par l’appellation étrange de délégués du Congrès de Neuchâtel. Je réclamai immédiatement, en disant que cette désignation n’avait pas de sens, qu’il n’y avait pas eu de Congrès de Neuchâtel, que les termes de notre mandat rendaient inexplicable une si extraordinaire bévue, et que nous tenions à constater que nous étions les délégués de la Fédération Jurassienne, nommés par le Congrès de la Chaux-de-Fonds le 18 août. On me répondit qu’il serait fait droit à notre réclamation, et que l’erreur, tout involontaire, serait corrigée. Dans la même séance, on annonça que le bureau allait faire imprimer la liste des délégués : je m’approchai d’Engels et lui rappelai la rectification relative au Congrès de Neuchâtel, le priant de ne pas oublier d’en tenir compte dans l’impression de la liste ; Engels le promit. Le lendemain, j’appris par hasard que le bureau avait reçu une épreuve typographique de la liste des délégués ; désireux de m’assurer si la correction avait été faite, je demandai à voir cette épreuve. Elle était entre les mains de Marx ; celui-ci voulut bien me la laisser parcourir, et, à mon grand étonnement, je m’aperçus que Schwitzguébel et moi y étions encore désignés sous le titre de délégués du Congrès de Neuchâtel. Je demandai à Marx ce que cela signifiait ; il répondit qu’on avait oublié de faire la correction. J’insistai pour qu’elle fût faite, et j’obtins de Marx et d’Engels la promesse qu’on y veillerait. On peut juger de ma stupéfaction, lorsque, le dernier jour du Congrès, en examinant la liste des délégués imprimée d’après l’épreuve corrigée par Engels et Marx, je constatai qu’on y lisait toujours : « Guillaume et Schwitzguébel, délégués du Congrès de Neuchâtel ». Il y avait là évidemment un fait exprès. Quelle avait pu être l’intention de Marx et d’Engels ? plusieurs explications s’offrent à l’esprit, mais aucune ne me paraît entièrement satisfaisante : aussi je renonce à chercher à comprendre.

Cette circonstance fut la seule où j’aie eu l’occasion de causer avec Marx ; mais, pendant les six journées du Congrès, j’eus tout le temps de l’observer, d’étudier ses manèges, et de constater combien, au milieu de ceux qui l’entouraient comme une cour, son attitude était celle d’un souverain. J’ai gardé un vivant souvenir de cette tête remarquable, aux yeux pleins d’intelligence malicieuse dans un visage d’où l’expression de la bienveillance était absente. C’était bien l’homme qui, écrivant à Kugelmann[1], citait avec complaisance ces vers du poète-ouvrier Weerth :

Es gibt nichts schöneren auf der Welt
Als seine Feinde zu beissen.
(Il n’y a rien au monde de plus beau
Que de mordre ses ennemis.)
  1. Lettre du 11 janvier 1868.