Page:James Guillaume - L'Internationale, I et II.djvu/633

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

munauté » (lettre à Marx, du 17 mai 1846), tandis que, d’autre part, « l’idéal social de Marx, c’est l’an-archie ».

Mais il faut redescendre de ces hauteurs où, comme je l’ai écrit récemment quelque part à propos de Henri Heine, « la pensée allemande et la pensée française, identiques dans leur idéal suprême, se sont confondues et sont devenues la pensée humaine[1] », — il faut rentrer dans l’arène tumultueuse où, aveuglés par la poussière de la lutte, assourdis par les cris de colère, les combattants échangent des horions.


Vers le milieu de juin, Malon quitta Neuchâtel. Il allait rejoindre Mme  André Léo, qui, malgré la différence des âges, avait consenti à devenir sa femme (leur « union libre » dura jusqu’en 1878). Bientôt, à partir de 1873, établi tantôt à Milan, tantôt à Lugano, Malon commença à lire les économistes, qu’il ne comprit guère, et à se farcir la tête de notions confuses d’histoire, de sociologie et de philosophie ; il renonça au travail manuel pour se faire publiciste. Jusqu’au Congrès de la Haye, il était resté en relations avec moi ; puis nous cessâmes de nous écrire ; on verra, dans mon troisième volume, ce qui détermina plus tard la rupture entre lui et les internationaux de la Fédération jurassienne.


Les meneurs du Temple-Unique avaient préparé contre nous une nouvelle machine de guerre. Ils tinrent à Vevey, le 2 juin 1872, le Congrès annuel de leur Fédération romande, et y élaborèrent un projet de « Fédération suisse des Sections de l’Internationale ». Ce projet, dont le but semblait être, au premier coup-d’œil, de réunir en un seul faisceau tous les internationaux de la Suisse, avait été conçu, en réalité, dans une pensée toute différente : celle d’empêcher tout rapprochement entre nous et les autres Sections existant sur le territoire helvétique. En effet, à l’article 2 du projet il était dit que pour être admis dans la Fédération suisse, chaque Section devrait reconnaître les décisions de la Conférence de Londres : ce qui était le moyen de nous fermer la porte à l’avance.

Le n° 13 du Bulletin (supplément, 27 juillet) dit à ce propos :


Nous n’attendions pas moins de l’esprit de fraternité des hommes du Temple-Unique ; et, pour achever de les peindre, nous répéterons le jugement porté en notre présence sur ce fameux projet de Fédération suisse par un des délégués au Congrès romand de Vevey :

« Les meneurs de Genève, disait-il, ont tant tripoté, qu’ils sont arrivés à la veille de la banqueroute ; et ils ont imaginé de constituer une Fédération suisse pour lui faire endosser leurs dettes et la charger de la liquidation de leur déficit. »

Nous savions cela depuis longtemps ; mais il ne nous convenait pas, à nous adversaires, de faire des révélations qui, de notre part, auraient pu sembler des calomnies. Maintenant que ce sont les amis eux-mêmes qui s’en chargent, il est inutile de taire plus longtemps la vérité. D’ailleurs, porter la lumière dans les turpitudes commises à Genève, ce n’est pas compromettre l’Internationale ; ceux qui la compromettent, ce sont ceux qui ont fait en son nom toutes ces saletés ; et c’est seulement en ayant le courage de dire toute la vérité, et de dénoncer hautement les éléments impurs, que nous parviendrons à sauver le peu qui reste de l’Internationale à Genève.


Le Congrès romand de Vevey avait tristement témoigné de la décadence de la Fédération qui s’appelait encore « romande ». « D’après le rapport du Comité fédéral, la Fédération romande comptait trente-huit Sections[2] ; or, dix Sections seulement étaient représentées à Vevey : celles

  1. Pages libres, n°252 (28 octobre 1905), p. 406.
  2. Ce chiffre était fort exagéré, car beaucoup de ces soi-disant Sections n’existaient que sur le papier. Du reste, tout le rapport du Comité fédéral romand, imprimé dans l’Égalité du 13 juin 1872, est un chef-d’œuvre de mauvaise foi, de haine et d’hypocrisie. C’est ainsi que le jésuite qui l’a rédigé y rend « un éclatant hommage à la mémoire de son ami Varlin, auquel les Sections genevoises doivent tant de reconnaissance ! » Or, Varlin s’était hautement prononcé pour les Jurassiens, et avait été en correspondance avec nous pendant tout le temps de la Commune ; il n’avait pour Outine et ses acolytes que le plus profond mépris. (Note du Mémoire.)