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Et quand cela serait, Monsieur Lafargue, qu’est-ce que cela prouverait ? Vous figurez-vous, dans votre fétichisme ingénu, que c’est le livre de Marx qui est la cause de l’agitation socialiste ? On le dirait vraiment, à vous entendre. Croyez-vous aussi que, parce que le livre de Marx contient une collection considérable de faits et certaines vues très justes, ces faits et ces vues soient devenus la propriété de M. Marx[1]. Ce serait assez étrange de la part d’un communiste. M. Marx a-t-il donc eu le privilège d’enclore tout un champ de la pensée, et d’y mettre un écriteau disant : Ceci est à moi ; de façon que tous ceux qui travaillent dans le même champ que lui, qui y font les mêmes découvertes que lui, qui y recueillent des faits et des idées, tout en en tirant d’autres conclusions, seront censés tenir de M. Marx, et non du fonds commun de la pensée et de l’action humaines, ces faits et ces idées ? Ce serait plaisant en vérité. À force de vénération filiale pour celui que les socialistes hébraïsants appellent le Moïse moderne, Paul Lafargue en est venu à croire que c’est papa qui est l’inventeur breveté de la science sociale. Candeur touchante en ce siècle sceptique !

Il n’entre pas dans le cadre de cette réponse de nous laisser aller à une dissertation sur les mérites du livre de Marx. C’est certainement une œuvre consciencieuse et pleine de science, quoique écrite sous l’empire d’un système préconçu ; le reproche principal que nous lui ferions, c’est que l’auteur a employé la méthode déductive : c’est-à-dire qu’après avoir établi, par des raisonnements abstraits, ses premiers principes, il appelle les faits au secours de son système ; tandis que la véritable méthode scientifique eût été l’analyse préalable des faits, en dehors de toute préoccupation systématique. C’est l’emploi du raisonnement abstrait, dans le premier chapitre du Capital, avant tout exposé historique ou statistique, qui nous a fait appeler Marx un métaphysicien ou un abstracteur de quinte-essence. Nous n’avons pas voulu faire là un mot, mais exprimer sérieusement une opinion très sérieuse. Nous admettons volontiers que M. Marx, de très bonne foi, se croie matérialiste ; en réalité, il ne l’est pas, c’est-à-dire qu’il ne suit pas la méthode expérimentale ; il a des habitudes d’esprit qui semblent lui rester de l’école hégélienne[2].

Comme M. Lafargue peut le voir, il y a dans la Fédération juras-

  1. Je ne me figurais pas que ce que je disais là en riant, Engels le dirait un jour sans rire. Dans la préface d’une nouvelle édition du Manifeste communiste, datée de Londres, 28 juin 1883, Engels a écrit, en parlant de l’idée de la lutte des classes et de la mission historique du prolétariat : « Cette idée fondamentale est la propriété unique et exclusive de Marx ». Par cette phrase, Engels a voulu simplement indiquer, je pense, qu’il renonçait à revendiquer pour lui-même une part dans ce qu’il regarde comme n’appartenant qu’à son ami ; mais, par cette déclaration, il constate, en même temps, qu’à ses yeux une idée dont l’élaboration se faisait au cours de la première moitié du dix-neuvième siècle, dans le cerveau de presque tous les socialistes, pouvait être revendiquée par un homme comme sa propriété personnelle.
  2. Marx est resté jusqu’au bout un disciple de Hegel, un croyant de la « dialectique», au sens hégélien de ce terme. « La dialectique de Hegel est la forme fondamentale de toute dialectique » (Hegels Dialektik ist die Grundform aller Dialektik), écrivait-il à Kugelmann le 6 mars 1868 ; il voyait dans cette dialectique (thèse, antithèse, synthèse, — ou affirmation, négation, et négation de la négation) la loi même de l’histoire et de l’évolution économique.