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comme je l’ai expliqué ailleurs (p. 12), Enfin, dans un post-scriptum, il disait : « Saluez, je vous prie, de ma part le frère Morago, et priez-le de m’envoyer son journal » ; et cette expression de frère ne se rapportait pas le moins du monde à la « Fraternité internationale », dissoute au commencement de 1869 et dont ni Morago ni Mora n’avaient jamais fait partie : c’était un terme dont Bakounine usait volontiers en parlant de ses amis ; ce post-scriptum montre, ou bien qu’on ne l’avait pas instruit de la brouille survenue entre Morago et F. Mora, ou bien qu’il voulait n’en pas tenir compte et traiter les deux adversaires comme s’ils n’eussent pas cessé d’être amis.

On le voit, le document sur lequel Marx et Lafargue ont échafaudé tout un roman n’a absolument pas la portée qu’ils ont voulu lui donner ; et d’ailleurs F. Mora savait lui-même mieux que personne qu’il n’avait jamais été dans l’intimité de celui qui lui écrivait avec tant de loyauté et de bonhomie.

Bakounine finissait par cette ligne : « Brûlez cette lettre, je vous prie, parce qu’elle contient des noms ». Que fit l’honnête Mora ? croyant avoir trouvé dans la lettre qu’il venait de recevoir — et qu’il dut être bien étonné d’avoir reçue — une arme contre ses ennemis de Madrid, au lieu de la brûler, il alla la porter à Lafargue, qui, de son côté, se figura qu’il tenait, dans ce morceau de papier, la preuve décisive de la dictature occulte exercée par Bakounine, et s’apprêta à partir en guerre contre l’Alliance et les alliancistes.


On put croire un instant que la résolution votée par le Congrès de Saragosse pour mettre un terme au différend madrilène aurait rétabli la paix. En effet, conformément à la décision du Congrès, la Fédération madrilène annula l’expulsion qu’elle avait prononcée contre six rédacteurs de la Emancipación. La Emancipación, elle, ne s’exécuta pas loyalement : au lieu de publier la rétractation convenue, elle se borna à une rectification qui n’était pas, à beaucoup près, ce que le Congrès avait demandé d’elle ; mais, pour éviter un nouveau conflit, on n’insista pas. Ce que voyant, la Emancipación — qui, poussée par Lafargue, voulait la lutte — commença une campagne sourde contre la Fédération madrilène ; prenant parti pour le Conseil général de Londres, elle renia les principes que ses rédacteurs avaient tant de fois exposés ; elle, qui avait si énergiquement revendiqué, lorsqu’elle représentait, à l’origine, les aspirations des internationaux de Madrid, l’autonomie et le libre fédéralisme, elle se fit l’apologiste de l’autorité et de la centralisation. De son côté, Lafargue, non sans avoir pris d’abord le mot d’ordre à Londres, avait résolu, n’ayant pu gagner les membres du nouveau Conseil fédéral, de les dénoncer publiquement, eux et leurs amis, devant l’Internationale tout entière, comme membres d’une société secrète qui avait pour but la désorganisation de l’Internationale ; il écrivit à cet effet deux correspondances qu’il adressa à la Liberté de Bruxelles[1], et qui parurent dans les numéros des 28 avril et 5 mai 1872 de ce journal. Il y disait qu’en Espagne « l’Alliance s’était constituée en une société secrète, qui se proposait de diriger l’Internationale », que « l’Alliance était une aristocratie dans le sein de l’Internationale » ; que les « hommes de l’Alliance de Madrid[2] avaient été jusqu’à faire expulser, au moyen de la Fédération madrilène, six membres du Conseil fédéral espagnol, » mais que le Congrès de Saragosse avait désapprouvé cette mesure, et « avait nommé deux des expulsés pour faire partie du nouveau Conseil fédéral[3] ». Il ajoutait : « La circulaire du Jura,

  1. « Je crus que j’avais le devoir de dénoncer l’existence de cette société secrète dans le sein de l’Internationale, et j’écrivis à cet effet la correspondance suivante...» (A los internacionales de la région española, p. 8).
  2. Lafargue appelle ici Morago et ses amis « les hommes de l’Alliance de Madrid », et cherche à donner ainsi le change. Comme je l’ai déjà fait remarquer, les hommes de la Alianza de Madrid, c’étaient, tout au contraire, les rédacteurs de la Emancipación.
  3. Il y a là une erreur de Lafargue. Les deux membres de l’ancien Conseil fédéral que le Congrès de Saragosse élut pour faire partie du nouveau Conseil sont Anselmo Lorenzo et F. Mora (voir p. 276) ; mais Lorenzo n’avait pas été un des six membres expulsés en mars par la Fédération madrilène (il me l’a confirmé lui-même par une lettre écrite le 1er juin 1907).