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On peut deviner ce qu’était le contenu des lettres écrites par Alerini : il mit Bakounine au courant de ce qui se passait à Madrid ; et comme, à Barcelone, on croyait encore à la possibilité d’une pacification, il dut le prier, dans sa dernière lettre, d’écrire à F. Mora, dont le nom n’était pas inconnu de Bakounine : Fanelli avait, en février 1869, raconté à son ami, par le menu, son voyage d’Espagne, dépeint les hommes dont il avait fait la connaissance et montré leur photographie (t. Ier, p. 129) ; F. Mora s’était ensuite fait inscrire, ainsi que Morago, comme membre de la Section de l’Alliance de la démocratie socialiste de Genève. Obéissant au désir exprimé par Alerini au nom de ses amis de Barcelone, Bakounine écrivit le jour même (5 avril) une lettre à F. Mora (le calendrier-journal la note, ainsi qu’une lettre à Soriano, de Séville, évidemment écrite aussi à la suggestion d’Alerini). La lettre à F. Mora est imprimée à la fin de la brochure marxiste, L’Alliance de la démocratie socialiste, etc. (p. 135), et c’est par cette brochure que je la connais ; elle figure là comme pièce de conviction destinée à établir que Bakounine était, selon le style de Lafargue, un « pape » envoyant de Locarno, centre « mystérieux » de son autorité, des « monita secreta », des ordres absolus à des agents dociles. Or, cette lettre (écrite en français), qui appelle F. Mora « cher allié et compagnon » parce que Mora figurait sur la liste des membres de la Section de l’Alliance de Genève, et qui débute par ces mots : « Nos amis de Barcelone m’ayant invité de vous écrire... », était tout simplement destinée à expliquer les principes qui avaient été exposés dans la circulaire du Congrès de Sonvillier. Bakounine dit : « Notre programme [celui de la Fédération jurassienne] est le vôtre, celui même que vous avez développé dans votre Congrès de l’an passé [à Barcelone[1]], et, si vous y restez fidèles, vous êtes avec nous, par la simple raison que nous sommes avec vous. Nous détestons les principes de dictature, de gouvernementalisme, d’autorité, comme vous les détestez ; ... la nature humaine est ainsi faite que toute domination se traduit en exploitation... Nous considérons la Conférence de Londres et les résolutions qu’elle a votées comme une intrigue ambitieuse et comme un coup d’État, et c’est pourquoi nous avons protesté et nous protesterons jusqu’à la fin. » Il parle ensuite de l’Italie en ces termes : « Vous savez sans doute qu’en Italie, dans ces derniers temps, l’Internationale et notre chère Alliance ont pris un très grand développement... Il y a en Italie ce qui manque aux autres pays : une jeunesse ardente, énergique, tout à fait déclassée[2], sans carrière, sans issue, et qui, malgré son origine bourgeoise, n’est point moralement et intellectuellement épuisée comme la jeunesse bourgeoise des autres pays. Aujourd’hui elle se jette à tête perdue dans le socialisme révolutionnaire, avec tout notre programme, le programme de l’Alliance. » Comme en Espagne, l’Internationale avait été fondée, en Italie, par des hommes qui avaient appartenu à l’Alliance de la démocratie socialiste, Fanelli, Friscia, Tucci, Gambuzzi, etc. ; et si l’organisation de l’Alliance s’était dissoute pour se fondre dans celle de l’Internationale, ses idées théoriques n’en constituaient pas moins un lien entre tous ceux qui les avaient adoptées. Il était donc tout naturel que Bakounine, à propos de l’Italie, parlât à F. Mora de l’Alliance et de son programme. En terminant, il indiquait à son correspondant le nom de Schwitzguébel et le mien comme celui de deux alliés : par là, il ne faisait aucunement allusion à l’organisation intime dont Schwitzguébel et moi faisions partie, et où nous nous étions trouvés en étroites relations de solidarité et de libre entente avec Varlin, avec Sentiñon, et quelques autres : cette organisation était et devait rester inconnue de F. Mora ; il entendait lui rappeler tout simplement que nous avions appartenu comme membres à la Section de l’Alliance de Genève, dont Mora avait fait partie également : en quoi Bakounine se trompait pour ce qui me concerne,

  1. Bakounine s’est trompé d’un an en disant « l’an passé » : le Congrès de Barcelone avait eu lieu en juin 1870.
  2. Par une erreur évidente de lecture, la brochure L’Alliance a imprimé « déplacée » au lieu de « déclassée ».