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vêtements mouillés et raidis par le gel, nous nous enveloppâmes de couvertures et d’édredons, puis nous revînmes, ainsi couverts, nous asseoir sur le plancher autour du feu, pour prendre un frugal repas en buvant du vin chaud, pendant que nos vêtements séchaient. En peu d’instants nous nous sentîmes restaurés, et, par une réaction naturelle après notre aventure, nous commençâmes à bavarder avec animation sans nous occuper de l’heure. Il y avait là avec moi, pour passer la nuit dans ce caravansérail improvisé, Lefrançais, Malon, Joukovsky, Guesde, et un ou deux autres (Spichiger et Graisier avaient pris le dernier train pour le Locle). Nous parlions de mille choses, et surtout, comme on peut penser, du Congrès, de la Fédération jurassienne créée de la veille, et de la circulaire. Or voilà qu’au cours de notre échange d’idées à bâtons rompus, nous nous apercevons que Guesde, en fait de socialisme, en était encore aux notions les plus confuses. C’était un simple journaliste radical avancé, qui avait fait dans un journal du Midi des articles sympathiques à la Commune de Paris. Mêlé à Genève à la proscription parisienne, il avait subi le prestige de l’Internationale, mais il ne savait pas au juste ce que c’était et ce que nous voulions. Il était disposé à lutter à nos côtés contre les intrigants de Londres et ceux du Temple-Unique, parce qu’il avait vu à l’œuvre les Outine et les Perret, et à cela se bornait pour le moment son internationalisme. Il nous fit, quand nous le pressâmes de s’expliquer sur ses idées, des déclarations jacobines que nous accueillîmes par de grands éclats de rire ; lui, de son côté, écoutait avec stupeur l’exposé de nos théories subversives, la suppression du salariat, l’expropriation de la bourgeoisie, la révolte des exploités contre les exploiteurs, l’abolition de l’État juridique et politique et son remplacement par la libre fédération des libres associations agricoles et industrielles. Jouk, qui s’amusait énormément, lançait à dessein des paradoxes étourdissants devant lesquels Guesde, désarçonné, restait sans réplique ; Lefrançais et Malon lui exposaient, avec une argumentation serrée, leur doctrine communiste. Ce débat, qui d’ailleurs n’avait rien que d’amical, dura une partie de la nuit, et ce fut seulement lorsque Guesde, copieusement chapitré, nous parut avoir besoin de repos, que nous allâmes nous étendre à terre sur nos matelas, où un sommeil bienfaisant nous fit oublier le Conseil général, les neiges de la Cibourg et les dogmes jacobins des Droits de l’Homme de Montpellier.

Le lendemain, je rentrais à Neuchâtel, et, de leur côté, nos camarades de France regagnaient Genève.

Dès le 18, j’écrivais à Joukovsky pour le prier de hâter l’impression de la circulaire du Congrès de Sonvillier ; elle devait être imprimée à Genève, à l’imprimerie Blanchard, en petits caractères, et tirée sur papier à lettres, de façon à pouvoir être mise sous enveloppe ; la même composition devait servir ensuite pour la Révolution sociale (la circulaire ne fut insérée dans ce journal que le 14 décembre : « Il serait inconvenant, écrivais-je à Joukovsky, qu’elle parût dans un journal avant qu’elle ait été envoyée aux fédérations »). Une fois la circulaire imprimée, — à la fin de novembre, — le Comité fédéral jurassien l’envoya aux Comités de toutes les Fédérations de l’Internationale, à tous les journaux socialistes ; et de nombreux exemplaires furent expédiés aux adresses de tous nos amis, particulièrement en France, en Belgique, en Espagne et en Italie.

II


Les suites de la circulaire de Sonvillier : en Espagne, en Italie, à Genève, en Belgique, en France. — La Théologie politique de Mazzini et l’Internationale, brochure de Bakounine (décembre 1871).


Avant que la circulaire de Sonvillier fût connue en Espagne, un groupe de nos amis, à Barcelone, s’était préoccupé, non sans inquiétude, des