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velléités dictatoriales, et cette manie d’intrigues souterraines, de rancunes vaniteuses, de misérables animosités personnelles, de sales injures et d’infâmes calomnies, qui caractérise d’ailleurs les luttes politiques de presque tous les Allemands[1], et qu’ils ont malheureusement apportée avec eux dans l’Association internationale.


Le samedi 1er juillet, un télégramme m’annonçait l’arrivée à Neuchâtel du père Meurou. qui venait me rendre visite. C’est la seule fois qu’il soit sorti de sa retraite de Saint-Sulpice. Il passa la journée chez moi. Il était bien changé : ses facultés avaient visiblement baissé. Après le choc douloureux qu’il avait reçu des massacres de mai et de la ruine de nos espérances, il essayait de se consoler en faisant le rêve innocent d’une humanité rendue libre et heureuse par un moyen bizarre. Il me conta qu’un de nos amis, un vieux graveur du Locle que nous appelions Bourquin des cachets, — un homme de beaucoup de talent et d’esprit, qui malheureusement était un buveur d’absinthe, — était allé le voir et lui avait confié qu’il avait découvert le mouvement perpétuel. Grâce à la merveilleuse invention de Bourquin, on allait pouvoir construire des moteurs qui travailleraient sans rien dépenser ; cette force motrice gratuite, mise à la disposition de tous, allait supprimer la misère et faire régner partout l’abondance et la paix. Il eût été cruel de souffler sur une chimère qui adoucissait, pour mon vieil ami, l’amertume de son chagrin ; et, m’associant de tout cœur aux vœux qu’il formait avec tant de candeur et de foi, je le confirmai de mon mieux dans l’assurance que le bien l’emporterait sur le mal, et que la justice et la fraternité auraient enfin leur jour.


Avant de reprendre le récit des incidents relatifs à la Section de l’Alliance, à Londres et à Genève, je veux consacrer quelques pages à l’arrivée, dans la Suisse française, des réfugiés de la Commune, ainsi qu’au début de la lutte entreprise par Bakounine contre Mazzini.

On a vu que nous avions constitué, dans le Jura, des Comités de secours pour les réfugiés de la Commune ; à Genève, nos amis pensèrent à fournir à ceux des survivants de la bataille qui se tenaient cachés à Paris le moyen de franchir la frontière. À la fin de juin, je reçus de Charles Perron une lettre m’annonçant qu’il s’était procuré un certain nombre de passeports et d’actes d’origine suisses, et qu’il allait me les envoyer, ajoutant qu’il me priait de m’occuper de les faire parvenir à Paris, attendu qu’il n’avait pu trouver personne à Genève qui voulût se charger d’aller les porter. Les papiers annoncés arrivèrent : ils étaient cachés dans le double fond d’un sac de voyage. Je fis part de la lettre de Perron à quelques intimes : aussitôt Adhémar Schwitzguébel s’offrit pour aller à Paris ; en nous cotisant, nous réunîmes l’argent nécessaire, et, le lundi 3 juillet, l’excellent Adhémar arrivait chez moi, tout équipé pour le voyage. Perron m’avait donné l’adresse de la personne à laquelle les passeports devaient être remis : Mlle Pauline P. ; il m’avait en outre envoyé un passeport spécialement destiné à l’ami qui se rendrait à Paris. Le signalement porté sur ce passeport pouvait s’appliquer à peu près à Schwitzguébel, sauf sur un point ; il disait : « barbe naissante », et Adhémar, qui joignait à sa qualité d’ouvrier graveur celle de sous-lieutenant dans un bataillon de la milice, avait déjà une assez forte moustache. Notre ami aurait fait bien volontiers le sacrifice de cet ornement ; mais cela n’eût pas fait l’affaire, car le signalement n’était pas celui d’un jeune homme rasé. Le seul parti à prendre était d’essayer, par d’habiles coups de ciseaux, de ramener la moustache à des dimensions telles qu’elle pût être, à la rigueur, qualifiée de « naissante ». Ma femme mit toute la dextérité possible à cette opération, à laquelle Adhémar se prêta avec cette gaîté bonne enfant qui était

  1. La correspondance de Marx, d’Engels et de Becker avec Sorge, qui vient d’être publiée, justifie pleinement cette appréciation de Bakounine.