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De Paepe, un Belge, typographe et étudiant en médecine, l’une des meilleures têtes du Congrès.

J’entends parler allemand derrière moi : c’est un jeune homme qui me demande un renseignement. Je suis frappé de sa figure intelligente, de sa tournure distinguée. Nous causons, et j’apprends qu’il s’appelle Kugelmann, docteur en médecine, de Hanovre[1]. À côté de lui est assis un homme âgé déjà, de petite taille, au front élevé et chauve, aux yeux pénétrants, à la barbe rousse grisonnante. Je demande au docteur Kugelmann le nom de son voisin.

— C’est le docteur Louis Büchner, de Darmstadt.

— Quoi ! l’auteur de Force et Matière ?

— Lui-même.

Le docteur Büchner et moi nous nous donnons une chaleureuse poignée de mains. Pendant que les délégués continuent à s’installer, nous parlons du livre célèbre qui en est aujourd’hui à sa huitième édition. Le docteur Büchner me raconte son échange de lettres avec le trop fameux Frédéric de Rougemont, de Neuchâtel, qui, dans sa brochure L’homme et le singe[2], avait cité à faux une phrase du philosophe allemand, qu’il n’avait jamais lu, il l’a avoué lui-même !

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Un bureau provisoire vérifie les pouvoirs des délégués. Il y a là un banquier de Lausanne, envoyé par la Société industrielle et commerciale de cette ville. Schettel, de Lyon, demande si nous permettrons à un banquier de siéger parmi des gens qui sont assemblés pour faire la guerre à l’ordre de choses dont les banquiers sont les principaux défenseurs ? — Pourquoi pas ? dit le Congrès ; laissez venir à nous les banquiers, nous avons à leur dire quelques bonnes vérités.

On nomme ensuite le bureau définitif. Murat, de Paris, qui avait présidé avec intelligence à la vérification des pouvoirs, mais qui avait le défaut de ne savoir que le français, est remplacé par Dupont, qui parle le français et l’anglais. On adjoint à celui-ci deux vice-présidents, Eccarius, qui parle l’anglais et l’allemand, et le célèbre publiciste et démocrate allemand J.-Ph. Becker, qui réside à Genève depuis la défaite de 1849. Puis on élit quatre secrétaires : le docteur Büchner et le capitaine Bürkly[3] de Zurich, pour l’allemand ; le chansonnier Vasseur et le professeur James Guillaume, du Locle, pour le français[4].

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  1. Le Dr Kugelmann m’avait beaucoup plu, et son souvenir m’était resté sympathique. Malheureusement, la publication posthume des lettres à lui adressées par Marx m’a révélé qu’il se prêtait, à l’instigation de celui-ci, à ce triste jeu d’intrigues et de diffamation où se complaisait l’auteur du Kapital. Après le Congrès de la paix à Genève, Marx lui écrit, le 11 octobre 1867 : « Vos manœuvres contre Vogt à Genève m’ont causé beaucoup de satisfaction. (Ihire Manöver gegen Vogt zu Genf haben mich sehr satisfait.) »
  2. L’homme et le singe, ou le matérialisme moderne ; publié par la Mission intérieure de Neuchâtel ; Neuchâtel, Delachaux, 1863, in-18.
  3. Karl Bürkly, phalanstérien endurci, excellent homme, tout rond, avait accompagné Considérant au Texas, et en était revenu avec une foi intacte. Il était tanneur (propriétaire d’une tannerie) ; mais on l’appelait à Zurich le capitaine Bürkly, parce qu’il avait ce grade dans la milice : il était Landwehrhauptmann. Je l’avais déjà rencontré au Congrès de Genève l’année précédente.
  4. Mon feuilleton n’étant pas signé, j’avais cru devoir, lorsque j’étais obligé d’y écrire mon nom, parler de moi à la troisième personne. — La plupart des délégués de langue française ne connaissaient que le français ; les Anglais ne comprenaient ni le français ni l’allemand, la plupart, des Allemands ne comprenaient ni le français ni l’anglais. Il fallait donc traduire. Je traduisais en français les discours allemands et anglais ; à l’usage des Anglais, les discours français étaient résumés par Dupont, les discours allemands par Eccarius ; à l’usage des Allemands, les discours anglais étaient traduits par Eccarius, les discours français par Büchner et Bürkly.