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tion cependant, ses yeux s’adoucissent, et il trouve un sourire aimable qui rassure les timides.

En voici encore un qu’il faut se garder d’oublier, car c’est le futur président du Congrès, Eugène Dupont. C’est un jeune homme d’une trentaine d’années, qui ressemble à tous les jeunes gens portant moustache, et qui est délégué de la branche française de Londres. En ce moment, je ne remarque en lui qu’un innocent penchant aux calembours.

D’autres délégués anglais ont pris une autre route, et n’arriveront au Congrès que plus tard.

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Nous sommes fatigués, nous soupirons après un logement et un souper… On m’assigne pour gîte l’hôtel du Raisin, où je me trouve en compagnie des Anglais, et de plusieurs Français dont vous serez peut-être bien aise de faire la connaissance : ce sont le Dauphinois, le Marseillais et le Bordelais. Le Dauphinois est un tailleur sérieux, Ailloud, délégué de Vienne (Isère), à la faconde toute française, parlant vite et haut, crâne républicain. Le Marseillais s’appelle Vasseur, ferblantier et chansonnier, un petit homme né dans le département du Nord et bruni par le soleil de Marseille ; il porte une immense crinière noire rejetée en arrière et qui lui couvre les épaules, et de toutes les vieilles croyances du passé il n’a conservé qu’un dogme, le plus inoffensif et auquel il s’attache avec opiniâtreté, c’est que « la chanson n’est pas morte ». Quant au Bordelais, dont j’aime le parler méridional vif et accentué, c’est le citoyen Vézinaud, cordonnier, qui a fait ses sept ans de service militaire et qui n’en est pas plus fier ; c’est un ancien disciple du père Cabet, mais il est converti maintenant, avec toute la France, aux doctrines mutuellistes ; bon républicain également, mais pas blanquiste.

Vézinaud et moi, qui avons besoin de repos, nous nous emparons d’une chambre à deux lits, et bientôt le sommeil nous fait oublier notre impatience d’être au lendemain.

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Arrivé l’un des premiers au Casino[1], je me place au quatrième ou cinquième banc, et je commence à examiner mes collègues. Voici à ma gauche le petit groupe des Parisiens, où se distingue l’intarissable Chemalé. C’est un jeune homme de trente ans, qui parle beaucoup, et qui, chose plus difficile, parle bien[2]. À côté de lui sont Murat, le mécanicien, qui m’est tout d’abord sympathique[3] ; Martin, imprimeur sur étoffes ; Garbe, ferblantier ; Pioley, mécanicien ; Reymond, lithographe. Là aussi se trouve un vieux socialiste italien, le marquis Tanari, délégué des sociétés ouvrières de Bologne et de Bazzano… Voici un grand jeune homme qui donne une vigoureuse embrassade à un petit jeune homme : le grand c’est Charles Longuet, l’ancien rédacteur de la Rive gauche, qui est sorti récemment de prison, et qui vient comme délégué de la Section de Caen ; l’autre, c’est César

  1. Le Congrès se tenait dans la grande salle du Casino de Lausanne.
  2. Chemalé, commis architecte métreur-vérificateur, avait alors vingt-huit ans ; c’était le plus intelligent parmi les mutuellistes parisiens. Après le Congrès, il vint avec un autre Parisien, Fribourg, rendre visite à Coullery et à moi, à la Chaux-de-Fonds et au Locle ; ils rentrèrent en France par Morteau, en faisant la contrebande d’écrits politiques, et aussi, je crois, d’horlogerie, pour payer leurs frais de voyage.
  3. Je l’avais rencontré au Congrès de Genève l’année précédente.