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où Palix leur avait déclaré qu’il n’y avait plus rien à faire, et à se rendre à Marseille ; Sentiñon comptait y retrouver Bakounine : mais lorsqu’ils arrivèrent dans cette dernière ville, Bakounine n’y venait de s’en éloigner pour regagner Locarno.

Le 23 octobre, Bakounine écrivait de Marseille à Sentiñon la lettre suivante (retrouvée dans les papiers de Joukovsky) :


Mon cher. Après avoir vainement attendu ta lettre, je me suis décidé de partir. Je verrai notre ami Farga avant toi, car, quand tu auras reçu cette lettre, je serai en route et tout près de Barcelone, et peut-être même déjà à Barcelone. Je t’y attendrai. Je dois quitter cette place, parce que je n’y trouve absolument rien à faire, et je doute que tu trouves quelque chose de bon à faire à Lyon. Mon cher, j’ai plus aucune foi dans la révolution en France. Ce pays n’est plus révolutionnaire du tout. Le peuple lui-même y est devenu doctrinaire, raisonneur et bourgeois comme les bourgeois. La révolution sociale aurait pu le sauver, et seule elle serait capable de le sauver. Mais étant incapable de la faire, il court grand risque d’être définitivement conquis par les Prussiens. Quelle peut être notre situation et notre action entre des bourgeois qui nous considèrent bêtement ou méchamment comme des Prussiens, et qui nous persécutent comme tels, et les Prussiens qui approchent et qui, plus perspicaces que les bourgeois de France, nous persécutent comme des socialistes révolutionnaires ? Cette situation est intenable, et je te déclare que pour mon compte j’en ai assez. Le meilleur conseil que je puisse te donner, c’est d’écrire d’abord à tous nos amis de Madrid de ne pas venir en France, car ce serait une dépense d’argent tout à fait inutile, et ensuite de venir toi-même me rejoindre à Barcelone au plus vite. Seulement, avant de partir, recommande bien à nos amis lyonnais les deux amis enfermés. Les bourgeois sont odieux. Ils sont aussi féroces que stupides. Et comme la nature policière est dans leurs veines ! on dirait des sergents de ville et des procureurs généraux en herbe. À leurs infâmes calomnies je m’en vais répondre par un bon petit livre où je nomme toutes les choses et toutes les personnes par leur nom[1]. Je quitte ce pays avec un profond désespoir dans le cœur. J’ai beau m’efforcer à me persuader du contraire, je crois bien que la France est perdue, livrée aux Prussiens par l’incapacité, la lâcheté et la cupidité des bourgeois. Le militarisme et le bureaucratisme, l’arrogance nobiliaire et le jésuitisme protestant des Prussiens, alliés tendrement au knout de mon cher souverain et maître l’empereur de toutes les Russies, vont triompher sur le continent de l’Europe, Dieu sait pendant combien de dizaines d’années. Adieu tous nos rêves d’émancipation prochaine. Ce sera une réaction assommante et terrible. Adieu. Viens à Barcelone. Là nous serons toujours assez près de Marseille pour pouvoir y revenir s’il en est besoin, — ce dont je doute beaucoup. Je t’attends et au revoir.

Ton dévoué M. B.


Quelle raison décida Bakounine, au lieu de partir le 23 octobre pour Barcelone, à s’embarquer le lundi 24 pour Gênes afin de retourner à Locarno ? Je l’ai toujours ignoré. On a le récit circonstancié de son départ de Marseille dans une lettre que m’écrivit, en septembre 1876, Charles

  1. Il s’agit du manuscrit de 114 pages dont il a été question p. 109.