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Pendant ce nouveau séjour à Genève, qui dura un mois, Bakounine fit la connaissance d'un jeune émigré russe récemment arrivé d'Amérique, Michel Sajine, que son passeport américain désignait sous le nom d'Armand Ross. Sajine, né à Galitch en 1845, était étudiant à l'Institut technologique de Pétersbourg quand il fut impliqué en février 1868 dans des troubles d'élèves de l'Institut et déporté administrativement dans le gouvernement de Vologda ; il s'évada en mai 1869 et passa aux États-Unis par Hambourg ; de New York il vint à Genève en juin 1870, sous le nom de Ross. Dès la première rencontre, Ross se lia d'amitié avec Bakounine[1] ; en 1872, ses relations avec lui devinrent plus étroites encore, et jusqu'à son arrestation à la frontière russe, en 1876, il fut, de tous les Russes, le plus avant dans l'intimité du vieux révolutionnaire. J'appris à connaître Ross dans le courant de 1870, et je suis resté uni à lui, depuis, par le lien d'une indissoluble amitié.

On vient de voir que dès le mois de mai il y avait eu des tiraillements entre Netchaïef et Bakounine, et que le 14 juin la rupture semblait à celui-ci inévitable. Elle se produisit vers le milieu de juillet. On avait découvert peu à peu que Netchaïef, pour assurer la dictature qu'il voulait exercer, avait eu recours à toute sorte de manœuvres jésuitiques, de mensonges, de vols de papiers, etc. ; on en vint un beau jour à une explication décisive avec lui, à la suite de laquelle il quitta précipitamment Genève, en emportant toute une collection de papiers qu'il avait dérobés à Bakounine et à d'autres émigrés russes.

Je laisse Bakounine raconter lui-même la chose (lettre écrite de Neuchâtel, en français, le 24 juillet 1870, à son ami Talandier, au moment où il reçut la nouvelle que Netchaïef s'était présenté chez Talandier à Londres, et que celui-ci, non informé, l'avait accueilli en ami[2]) :


Mon cher ami, Je viens d'apprendre que N. s'est présenté chez vous... Il peut vous paraître étrange que nous vous conseillions de repousser un homme auquel nous avons donné des lettres de recommandation pour vous, écrites dans les termes les plus chaleureux. Mais ces lettres datent du mois de mai, et, depuis, il s'est passé des choses tellement graves qu'elles nous ont forcés de rompre tous nos rapports avec N Je vais essayer de vous expliquer en peu de mots les raisons de ce changement.

Il reste parfaitement vrai que N. est l'homme le plus persécuté par le gouvernement russe... Il est encore vrai que N. est un des hommes les plus actifs et les plus énergiques que j'aie jamais rencontrés. Lorsqu'il s'agit de servir ce qu'il appelle la cause, il n'hésite et ne s'arrête devant rien et se montre aussi impitoyable pour lui-même que pour tous les autres. Voilà la qualité principale qui m'a attiré et qui m'a fait longtemps rechercher son alliance. Il y a des personnes qui prétendent que c'est tout simplement un chevalier d'industrie : c'est un mensonge. C'est un fanatique dévoué, mais en même temps un fanatique très dangereux et dont l'alliance ne saurait être que très funeste pour tout le monde ; voici pourquoi. Il avait d'abord fait partie d'un comité occulte qui, réellement, avait existé en Russie. Ce

  1. Le 1er août 1870, quinze jours après sa rupture avec Netchaïef, Bakounine écrivait à Mroczkowski : « Je n'ai nullement abandonné nos affaires russes. Au contraire, j'ai enfin trouvé de véritables militants, et j'ai organisé une section russe dans notre alliance secrète. L'un de ses membres se trouve pour le moment en Angleterre ; si vous le permettez, il se présentera chez vous de ma part. » (Correspondance, éd. française, p. 332.) Ross avait quitté Genève vers la fin de Juillet, pour aller travailler comme mécanicien à Birmingham ; mais il revint en Suisse au bout d'un mois et se fixa à Zurich.
  2. Correspondance de Bakounine, éd. française, p. 324.