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international, nous cherchons à éviter l'absolu, qui ferait de nous des sectaires. »

Dans le numéro suivant, à propos d'un appel relatif à un projet d'emprunt destiné à permettre aux mégissiers de Paris de créer un atelier social, Wæhry saluait « les idées très avancées » de ce document, qui contenait, disait-il, « les principes vrais en matière de coopération » ; en effet, « qui appelle-t-on pour créditer ces producteurs mégissiers ? la masse des autres travailleurs ; c'est donc elle qui les commanditera, qui se fera leur banquier ».

Il me parut nécessaire de relever une erreur dangereuse; et j'écrivis à l’Égalité une lettre qui parut dans le n° 5 (29 janvier), et où je disais :


C'est une chimère que de prétendre que la classe ouvrière, dans sa lutte contre la bourgeoisie, peut opposer capital à capital ; qu'elle peut se passer des banquiers bourgeois, et devenir à elle-même son propre banquier. Les capitaux dont elle dispose suffiraient à peine à commanditer la millième partie des ouvriers ; et les 999 autres millièmes, qui se seraient dépouillés pour faire des avances à leurs camarades, resteraient toujours plongés dans leur incurable misère, sans espoir d'en sortir.

Il n'y a qu'un seul moyen de fournir gratuitement à tous les ouvriers du monde les instruments de travail auxquels ils ont droit. Ce moyen, le bon sens l'indique ; mais, par un inexplicable sentiment de crainte enfantine, beaucoup d'ouvriers n'osent pas le regarder en face et détournent timidement les yeux. Il faut prendre où il y a ; il faut exproprier la bourgeoisie au profit de la collectivité. Le peuple en a le droit, les bourgeois le reconnaissent eux-mêmes, puisqu'ils l'ont déclaré souverain. Que le peuple fasse donc acte de souveraineté[1].


Wæhry, en insérant ma lettre, la fit suivre d'un commentaire qui contenait une nouvelle perfidie : il prétendit que mon raisonnement revenait à dire : « Peuple, délaisse les grèves, la coopération, le crédit ; pousse-nous au pouvoir, et nous te donnerons la propriété collective ». Et il ajoutait le couplet obligé : « Nous sommes ouvriers vivant au milieu de nos frères, nous ne voulons point nous séparer d'eux, leur vie est la nôtre ».

Les assemblées générales du mercredi avaient recommencé à Genève le 12 janvier. Elles furent employées, pendant les mois de janvier et de février, à discuter, en vue du futur Congrès romand, les questions des caisses de résistance et de la coopération, et à préparer un projet de revi-

  1. Si j'avais connu alors le célèbre manifeste écrit par Karl Marx en 1870 (je crois bien qu'en 1870 je n'avais pas encore eu l'occasion de le lire, car dans les pays de langue française il était généralement ignoré), j'aurais pu en extraire, pour l'opposer à Wæhry, l'intéressant passage sur la coopération en Angleterre : « La coopération... a montré par des faits, et non par de simples arguments, que la production sur une grande échelle et au niveau des exigences de la science moderne pouvait se passer d'une classe de patrons employant une classe de bras » ; mais, en même temps, « l'expérience a prouvé jusqu'à l'évidence que. si excellent qu'il fût en principe, si utile qu'il se montrât dans l'application, le travail coopératif étroitement limité aux efforts accidentels et particuliers des ouvriers ne pourra jamais arrêter le développement, en proportion (sic) géométrique, du monopole, ni affranchir les masses, ni même alléger un tant soit peu le fardeau de leurs misères, C'est peut-être précisément le motif qui a décidé de grands seigneurs spécieux (sic), des philanthropes bourgeois, et même des économistes pointus (sic) à accabler tout à coup d'éloges assourdissants ce système coopératif qu'ils avaient en vain essayé d'écraser, lorsqu'il venait à peine d'éclore, ce système coopératif qu'ils représentaient alors d'un ton railleur comme une utopie de rêveurs, ou qu'ils anathématisaient comme un sacrilège de socialistes. » (Traduction de la Rive gauche, 1866.)