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son bureau le lundi matin) ; je devais, moi, prendre celui de Genève à la gare des Brotteaux, vers cinq heures du matin, et, afin que je fusse à portée, Palix m’offrit l’hospitalité pour cette seconde nuit. Quand l’heure du départ du train de Marseille fut proche, Sentiñon, Bastelica et Richard prirent congé. Je serrai cordialement la main de Sentiñon, en qui j’avais trouvé un homme modeste, intelligent, cultivé, et entièrement dévoué à la cause commune ; je ne devais plus le revoir. En juin 1871, lorsque commencèrent les persécutions contre l’Internationale en Espagne, il fut enfermé à la forteresse de Montjuich ; et quand il en sortit, il trouva la Fédération espagnole aux prises avec l’intrigue marxiste, ourdie par Paul Lafargue ; découragé et dégoûté, il se retira de la vie militante. Quant à Richard et à Bastelica, je devais malheureusement les rencontrer encore. Je me mis ensuite au lit pour dormir quelques moments : on m’éveilla vers quatre heures du matin en frappant à la porte de la chambrette où j’avais reposé, et je m’acheminai tout seul vers la gare. Une fois dans le train, en roulant du côté de la Suisse, je résumai mes impressions de ces deux journées en cette conclusion, que, s’il devait se produire un jour à Lyon un mouvement révolutionnaire, il ne pourrait aboutir, entre les mains des hommes que j’avais vus, qu’à un avortement piteux. En passant à Genève, je fis part de cette opinion à Perron et à Robin ; je la communiquai ensuite à mes amis des Montagnes, quand je les revis ; mais je ne la motivai que sur des considérations générales : je me gardai de dire du mal d’Albert Richard, ne voulant pas inoculer à autrui mes préventions personnelles ; bien plus, je m’efforçai, dans mon for intérieur, de résister à l’antipathie et à la méfiance que je ressentais, de peur d’être injuste[1].

J’ai dit que j’avais apporté à Albert Richard un vocabulaire chiffré copié de ma main. Cette pièce fut saisie lors des perquisitions faites chez lui en mai 1870 ; et au troisième procès de l’internationale à Paris (audience du 22 juin 1870), l’acte d’accusation la mentionna en ces termes : « Pour compléter cet exposé, il convient de citer encore un dictionnaire spécial découvert, avec d’autres pièces analogues, chez Richard de Lyon, et dans lequel les mots usuels, les noms et qualités d’im certain nombre de personnes sont représentés par des chiffres ou des lettres convenus. Parmi les locutions traduites en chiffres, on lit celles-ci : Organisation secrète internationale, allié secret international, etc. Tous les noms des principaux chefs de l’association, Jung, Eccarius, Dupont, Hins, De Paepe, Robin, Brismée, Perron, etc., ont leurs équivalents, ainsi que les mots nitro-glycérine, picrate de potasse, armes, poudre, munitions, etc. »

Dans son réquisitoire (audience du 29 juin), l’avocat impérial Aulois voulut voir là une preuve que l’Internationale était une société secrète ; il dit : « Ce dictionnaire en chiffres et lettres de convention, ces mots et signes de ralliement, trouvés chez Richard, de Lyon, ne prouvent-ils pas qu’une organisation secrète existe par-dessous l’organisation publique ? Richard, interrogé au sujet de ces pièces, a fait cette réponse que je vous abandonne : « C’était simplement une bêtise qu’un de ses amis lui a remise à Berne, qu’il avait eu la bêtise de la garder, et qu’il ne s’en était jamais servi ». Or, on lit, sur une des pièces dont je parle, cette note : « Robin (l’un des prévenus) et Perron n’emploient pas le vocabulaire à partir du no 105. »

Robin, mis ainsi en cause, répondit ce qui suit : « Il y a une chose que l’on ne peut m’imputer comme grief, mais que l’accusation signale, et qui peut, par suite, exercer un grand poids sur votre jugement, c’est de figurer

  1. Les accusations dont Albert Richard avait été l’objet à plusieurs reprises de la part de membres dissidents de l’Internationale de Lyon avaient été déclarées calomnieuses par deux jurys d’honneur, en 1867 et 1869 ; et le Conseil général de Londres, dans sa séance du 8 mars 1870, allait prononcer à son tour que « ayant pris connaissance des pièces accusatrices envoyées par la Section de Lyon, il les déclarait dénuées de fondement, et en conséquence maintenait le citoyen Albert Richard dans ses fonctions de secrétaire correspondant de l’Association internationale des travailleurs ».