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aucun de nos alliés. Je ne me contentais pas de nos jours de séance, je tâchais de les rencontrer chaque soir au cercle, m’efforçant d’entretenir toujours en eux les bonnes dispositions. C’est un travail quelquefois assez ennuyeux, mais nécessaire ; faute de ce travail, Robin et Perron se sont trouvés, au jour de la crise, sans appuis, sans amis, et la désertion de Duval, très influent dans la Section des menuisiers, nous a causé un grand mal.

… Donc, l’action et la propagande individuelles de Robin et de Perron, infatués exclusivement de leur chère publicité et de leur propagande à grand renfort de coups de tambour et de distribution de petites médailles[1], étaient nulles ; et, à cause de cela même, leur action, tant par le journal que dans les assemblées populaires, était condamnée d’avance à un fiasco complet.


Perron et Robin avaient cru à la possibilité d’apaiser, par un langage conciliant, l’hostilité des meneurs de la fabrique. Ils ne songeaient point à faire des concessions de principes ; mais ils espéraient que, par une certaine façon de s’y prendre, ils amèneraient la « fabrique » à adopter, ou au moins à tolérer, les idées contre lesquelles elle avait si violemment protesté. Il y eut d’abord, en effet, une réconciliation apparente ; et l’Égalité, ayant baissé de ton et évité les questions brûlantes, mérita pendant quelque temps les éloges de Grosselin. « Mais à moins de s’annihiler et de trahir sa mission, on ne pouvait garder plus longtemps dans le journal cette attitude inoffensive : et voilà que ces choses terribles, la propriété collective, l’abolition de l’État, l’athéisme, la guerre déclarée à toute politique de compromission, recommencèrent à y montrer le bout de l’oreille ; et à mesure qu’elles reparaissaient se soulevait aussi l’orage que ces questions doivent produire infailliblement et toujours dans les consciences bourgeoises. Les protestations recommencèrent contre l’Égalité ; et comme Robin est extrêmement nerveux et peu endurant, la guerre se ralluma de plus belle. » Le dénouement fut ce qu’il devait être : « Perron et Robin avaient délaissé les ouvriers du bâtiment, et ils n’avaient pas gagné ceux de la fabrique ; de sorte qu’alors qu’ils s’imaginaient avoir pour eux presque toute l’Internationale de Genève, ils n’avaient en réalité personne, pas même Outine, leur protégé, leur fils adoptif » ; et lorsque, le conflit étant devenu aigu, ils n’y virent plus d’autre issue que de donner leur démission et d’abandonner le journal, « personne ne les retint, et personne ne pleura. Outine, le petit serpent réchauffé dans leur sein, n’aspirait qu’au moment où, armé de sa blague formidable, de son front d’airain, et de ses quinze mille francs de rente, il pourrait recueillir leur succession. Robin partit pour Paris, Perron se retira boudeur sous sa tente, et Outine remplit tout seul le vide qu’avait fait leur retraite simultanée. »


Nicolas Outine — puisque cet insignifiant personnage joua un moment un grand rôle, non seulement à Genève, mais dans l’Internationale tout entière, il faut bien le faire connaître — était « le fils d’un très riche Israélite, faisant le commerce de l’eau-de-vie, le commerce le plus sale et le plus lucratif en Russie ». De 1861 à 1863, il avait été étudiant à l’Université de Saint-Pétersbourg : « c’était le moment de la grande agitation politique et socialiste en Russie ; on conspirait alors sans danger ; le gouvernement, frappé de stupeur, laissait faire : on peut s’imaginer si M. Outine dut s’en donner ».


Il se dit — continue Bakounine — le disciple, l’ami de Tchernychevsky : mais je suis sûr qu’il ment. Tchernychevsky était un homme trop intelligent, trop sérieux, trop sincère, pour avoir pu

  1. Voir ci-dessus page 225, et plus loin page 229.