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propriété aurait été abolie : constatant, au contraire, le fait de l'existence de la propriété individuelle, et pressentant qu'elle serait très difficile à transformer, chez les paysans, en propriété collective, il voulait au moins, par l'abolition du droit d'héritage, enlever à l'ordre de choses existant la sanction juridique et transformer en une simple possession de fait ce qui avait été jusque-là une propriété revêtue de la garantie sociale.

Chemalé, en ouvrant la discussion, déclara que le vote sur la propriété collective emportait la décision sur l'héritage : une fois la propriété individuelle abolie, de quoi pourrait-on bien hériter ?

Varlin répondit : « Si nous étions arrivés à faire rentrer tous les instruments de travail, ainsi que le sol, à la propriété collective, il est évident que la question de l'héritage n'aurait plus d'importance ; mais nous n'en sommes pas là : il reste encore une grande partie de l'outillage social dont nous n'avons pas aboli la propriété, même en principe ; si nous maintenons l'héritage dans ces conditions, nous maintenons l'inégalité, puisque certains enfants trouveront par voie d'héritage ce qui leur est nécessaire, tandis que d'autres en seront fatalement privés. »

Bakounine dit qu'entre ceux qui pensaient qu'après avoir voté la propriété collective, il était inutile de voter l'abolition du droit d'héritage (c'était d'Eccarius et du Conseil général qu'il parlait), et ceux qui trouvaient qu'il était utile et même nécessaire de la voter, il n'y avait qu'une simple différence de point de vue :


« Les uns se placent en plein avenir, et, prenant pour point de départ la propriété collective, trouvent qu'il n'y a plus lieu de parler du droit d'héritage ; nous, nous partons au contraire du présent, nous nous trouvons sous le régime de la propriété individuelle triomphante, et, en marchant vers la propriété collective, nous rencontrons un obstacle : le droit d'héritage ; nous pensons donc qu'il faut le renverser. Le rapport du Conseil général dit que le fait juridique n'étant jamais que la conséquence d'un fait économique, il suffit de transformer ce dernier pour anéantir le premier. Il est incontestable que tout ce qui s'appelle droit juridique ou politique n'a jamais été dans l'histoire que l'expression ou le produit d'un fait accompli. Mais il est incontestable aussi qu'après avoir été un effet d'actes ou de faits antérieurement réalisés, le droit devient à son tour la cause de faits ultérieurs, devient lui-même un fait très réel, très puissant, et qu'il faut renverser si l'on veut arriver à un ordre de choses différent de celui qui existe. C'est ainsi que le droit d'héritage, après avoir été la conséquence naturelle de l'appropriation violente des richesses naturelles et sociales, est devenu plus tard la base de l'État politique et de la famille juridique, qui garantissent et sanctionnent la propriété individuelle. Donc, il nous faut voter l'abolition du droit d'héritage[1] »

  1. Franz Mehring, parlant du Congrès de Bâle et du débat sur le droit d'héritage, a écrit : « Eccarius, au nom du Conseil général, défendit le point de vue logique, en montrant que le droit d'héritage naît avec la propriété individuelle et disparaît avec elle ; tandis que Bakounine, confondant la superstructure idéologique avec la base économique, voulait abolir l'héritage pour des motifs de justice, en tant que source d'inégalité ». (Geschichte der deutschen Sozialdemokratie, 2e éd., t. III, p. 370). On voit, par les paroles mêmes de Bakounine, combien l'appréciation de Mehring est inexacte. Bakounine admet expressément, avec le Conseil général, que « le fait juridique n'est jamais que la conséquence d'un fait économique » ; il savait aussi bien que Marx à quoi s'en tenir à ce sujet ; mais il ne s'est pas borné à cette constatation d'une vérité qui courait les rues, et il a dit encore une autre chose, bonne à méditer : c'est que « ce droit, après avoir été un effet, devient à son tour la cause de faits ultérieurs, devient lui même un fait très puissant », et que par conséquent « il faut renverser ce fait et détruire cette cause si l'on veut arriver à un ordre de choses différent ».