Page:James Guillaume - L'Internationale, I et II.djvu/200

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

où les ouvriers du bâtiment, pour la plupart étrangers, étaient considérés et finirent par se considérer eux-mêmes comme tels. Trop souvent, les citoyens genevois de la fabrique leur firent entendre ces mots : « Ici nous sommes chez nous, vous n'êtes que nos hôtes ». L'esprit genevois, esprit bourgeois-radical excessivement étroit, finit par y dominer tout à fait ; il n'y avait plus de place ni pour la pensée de l'Internationale, ni pour la fraternité internationale. Il en résulta ceci, que peu à peu les ouvriers du bâtiment, fatigués de cette position subordonnée, finirent par ne plus aller au Cercle.

Dans les assemblées générales, une discussion approfondie et sérieuse des questions de l'Internationale était également impossible. D'abord, à cette époque (1868), elles étaient assez rares, et ne se réunissaient que pour discuter des questions spéciales, principalement celle des grèves. Sans doute, les deux tendances qui se partageaient l'Internationale à Genève se manifestèrent et se combattirent dans chaque assemblée générale, et le plus souvent, il faut bien le constater, ce fut la tendance révolutionnaire qui l'emporta, grâce à la majorité des ouvriers du bâtiment soutenue par une petite minorité de la fabrique. Aussi les meneurs de la fabrique eurent-ils toujours fort peu de goût pour les assemblées générales, qui déjouaient parfois en une ou deux heures les intrigues qu'ils avaient ourdies pendant des semaines. Ils tendirent donc toujours à remplacer les assemblées générales, populaires, publiques, par les assemblées secrètes des comités, sur lesquels ils étaient parvenus à établir leur domination complète.

Dans les assemblées générales, toutefois, la masse des ouvriers se taisait. C'étaient toujours les mêmes orateurs des deux partis opposés qui montaient à la tribune et qui répétaient leurs discours plus ou moins stéréotypés. On effleurait toutes les questions, on en relevait avec plus ou moins de bonheur le côté sentimental, dramatique, laissant toujours intact leur sens profond et réel. C'étaient des feux d'artifice qui éblouissaient quelquefois, mais qui ne réchauffaient ni n'éclairaient personne, toujours replongeant au contraire le public dans une nuit plus profonde.

Restaient les séances de la Section centrale, Section immense d'abord, dans laquelle les ouvriers du bâtiment, qui furent les premiers fondateurs de cette Section, se trouvaient en majorité, et qui était une sorte d'assemblée populaire organisée en Section de propagande. Cette Section aurait dû devenir en effet ce que la Section de l'Alliance se proposa d'être, et, si elle avait réellement rempli sa mission, la Section de l'Alliance n'aurait eu sans doute aucune raison d'être[1].

La Section centrale fut la première et d'abord l'unique Section, la Section fondatrice de l'Internationale à Genève. Elle fut constituée en majeure partie par les ouvriers du bâtiment, sans différence de métiers ; un très petit nombre d'ouvriers de la fabrique y avaient adhéré individuellement ; de sorte que pendant bien longtemps ce fut le franc socialisme instinctif des ouvriers du bâtiment qui y domina. C'était une Section bien unie : la fraternité n'y était pas encore deve-

  1. Bakounine paraît avoir ici présente à l'esprit l'objection que lui avaient faite les socialistes du Locle, lui expliquant, en février 1869, qu'un groupe de l'Alliance n'aurait chez eux aucune raison d'être à côté de la Section internationale.