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plète unanimité de sentiments, présage heureux pour la grande assemblée du lendemain. Au cours de cette réunion, nous vîmes arriver deux hôtes inattendus, qu’avait attirés la curiosité : c’étaient deux des abonnés du Progrès dont Perron m’avait envoyé les noms le 11 mars : le major polonais Valérien Mroczkowski, habitant Vevey, où il vivait avec la princesse Obolensky, et un jeune gentilhomme russe, Nicolas Joukovsky, habitant Clarens. Bakounine, qui ne les attendait pas plus que nous, les reçut avec cordialité, et nous les présenta sous les noms familiers de « Mrouk » et « Jouk »[1]. Mroczkowski dut quitter la Suisse peu de temps après, et resta pour la plupart d’entre nous un étranger ; Joukovsky, par contre, d’un caractère éminemment sociable, devint promptement un camarade généralement aimé ; il avait épousé Adèle Zinovief, petite-fille du célèbre général Jomini, une femme d’élite, à l’intelligence droite et au cœur vaillant, hautement honorée de tous ceux qui la connaissent.

Le dimanche après-midi, les internationaux loclois s’acheminèrent vers l’auberge où, sur le Crêt-du-Locle, à une demi-lieue du village, devait avoir lieu le meeting. Il faisait une pluie battante, qui n’empêchait pas les socialistes, jeunes et vieux, de marcher joyeusement. Au Crêt-du-Locle, ils furent bientôt rejoints par de nombreux membres de la Section de la Chaux-de-Fonds, et par quelques camarades du Val de Saint-Imier. La vaste salle de l’auberge, qui servait habituellement de salle de danse et pouvait contenir plus de deux cents personnes, les petites salles, les corridors, les escaliers, tout était encombré de monde ; il était même venu du Val de Ruz — la région agricole du canton de Neuchâtel — un certain nombre d’ouvriers qui voulaient fonder dans ce district une Section de l’Internationale. Franck, de la Chaux-de-Fonds, fut désigné comme président ; Aug. Spichiger et Adhémar Schwitzguébel, comme vice-présidents ; Ch. Monnier, Fritz Robert et Jules Wirz, comme secrétaires ; je fis un exposé de la question à traiter, puis Bakounine, Heng, Schwitzguébel, Fritz Robert parlèrent successivement. Perron avait adressé au meeting une lettre dont il fut donné lecture. J’écrivais le lendemain :


L’assemblée a été d’un calme et d’une dignité admirables, et nos idées ont remporté le plus éclatant triomphe. Les propositions que j’ai formulées à la fin du meeting ont été adoptées à l’unanimité moins trois voix. Un Loclois qui a voulu nous contredire a été écrasé par Bakounine ; un Genevois qui a proposé un vivat à la patrie suisse a été hué et a dû faire des excuses : il n’y reviendra plus. (Lettre du 31 mai 1869.)


Voici le texte des quatre résolutions votées par le meeting :


Résolutions votées par le meeting du Crêt-du-Locle, le 30 mai 1869.

1o Le meeting, tout en reconnaissant que la coopération est la forme sociale de l’avenir, déclare que, dans les conditions économiques actuelles, elle est impuissante à émanciper le prolétariat et à résoudre la question sociale.

  1. On a vu plus haut, pages 120 et 131, que Mroczkowski et Joukovsky avaient fait partie de ce groupe de membres de la Fraternité internationale dont le conflit avec Bakounine, en janvier 1869, avait amené la dissolution de cette organisation secrète (détail qui, je le répète, ne m’a été révélé que par la lecture de l’ouvrage de Max Nettlau). Mroczkowski était, ainsi que la princesse Obolensky, sous l’influence de Nicolas Outine (sur Outine, voir plus loin, pages 227 et suivantes) ; Joukovsky subit également cette influence pendant un temps, par l’intermédiaire de sa belle-sœur Mme Olga Levachof, mais s’en affranchit plus tard. Bakounine ne me donna aucun détail : mais quelques paroles par lesquelles il m’avertissait de me tenir sur la réserve me firent comprendre que « Mrouk » et « Jouk » n’étaient pas ou n’étaient plus de son intimité, bien qu’il les traitât en camarades.