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La propagande faite par le Progrès rencontrait le meilleur accueil parmi les ouvriers jurassiens, non seulement dans le canton de Neuchâtel, mais dans le canton de Berne, c'est-à-dire au Val de Saint-Imier, à Bienne, à Moutier. Mais nos adversaires, de leur côté, ne se lassaient pas de nous combattre par tous les moyens : la lutte ouverte, les dénonciations de la presse, les persécutions lâches. L'apparition du numéro 6 du Progrès avait provoqué une explosion d'anathèmes de la part des journaux réactionnaires, au premier rang desquels se distingua la Montagne, toujours rédigée par Coullery et ses alliés. On chercha à se défaire de ceux des nôtres qui luttaient au premier rang. Heng, devenu à la Chaux-de Fonds le point de mire des ennemis du socialisme, fut si bien « boycotté » qu'il dut quitter les Montagnes pour aller vivre à Genève. J'écrivais le 5 avril :

« Hier soir, je suis allé à la Chaux-de-Fonds faire mes adieux à Fritz Heng, qui part demain pour Genève, où il va chercher de l'ouvrage ; il ne peut plus en trouver à la Chaux-de-Fonds, car on lui a fermé tous les ateliers à cause de ses opinions. Il aurait le droit d'être aigri par les persécutions qu'il a subies ; et cependant il est toujours le même, doux, modeste, conciliant. C'est un brave cœur que ce garçon-là. »

Quant à moi, le parti conservateur, ne pouvant me frapper, car il n'avait pas d'arme à sa disposition, essaya de m'intimider. Voici le récit de cette tentative :


Hier, le juge de paix, Alfred Dubois, président de la Commission d'éducation, m'a fait demander de passer chez lui ; il m'avait du reste prévenu il y a huit jours qu'il désirait avoir un entretien avec moi. Il s'agissait d'un de ces orages périodiques que le parti dévot soulève contre moi, et qui finissent bien paisiblement. Certaines gens ont cru habile de profiter de l'affaire Buisson pour me porter un coup et ruiner en même temps l'École industrielle, qui est leur bête noire. On a donc, au sein de la Commission, parlé de nouveau de mes opinions religieuses, et, comme la très grande majorité de ce corps est composée de royalistes, cela a trouvé de l'écho. Malheureusement pour ces braves gens, je suis inattaquable au point de vue de la loi, comme me l'a avoué l'autre jour M. Barbezat[1], et ils ne peuvent me faire de mal, malgré tout leur désir. Comme cependant ils tiennent à me donner une preuve de leurs sentiments pour moi, ils ont fini par décider de m'envoyer une lettre d'admonestation, que je recevrai un de ces jours.

C'est là ce que voulait m'annoncer M. Alfred Dubois. Quoiqu'il soit tout à fait opposé à la majorité de la Commission, on l'a cependant nommé président, parce que c'est le seul homme capable qui s'y trouve, ou à peu près. Il m'a donc raconté ces détails, et nous avons beaucoup ri l'un et l'autre de l'idée de ses collègues. Déjà l'année passée la Commission m'avait écrit une lettre semblable, et M. Dubois, qui était chargé de la remettre, l'avait gardée en poche et n'avait pas même voulu me la laisser lire, me disant qu'elle était trop bête et qu'il était honteux d'être forcé de la signer comme président. Cette fois, il me la remettra, et il m'a bien recommandé en outre de ne pas laisser deviner qu'il ne m'avait pas remis la première, car si on venait à le savoir cela ferait une affaire.

Tu vois que, si la majorité de la Commission me cherche chicane, j'ai pour moi le président, et, j'ose le croire, la partie raisonnable du public. (Lettre du 31 mars 1869.)

  1. Le 9 mars : voir page 138.