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arme puissante de l’esprit qu’elle avait su manier autrefois avec tant de hardiesse et de succès, et avec laquelle elle avait frappé à mort la noblesse et le clergé ; cette arme, ce sont les ouvriers qui l’ont ramassée, et qui vont la retourner contre elle.

Que les hommes qui, dans le canton de Neuchâtel, ont inauguré le mouvement qu’on baptise du nom de christianisme libéral, y réfléchissent. S’ils s’adressent à la bourgeoisie, ils feront bien de lui offrir une potion anodine, fortement mixturée de mysticisme spiritualiste et de sentimentalité religieuse ; elle ne pourrait pas supporter autre chose. Mais s’ils veulent être entendus des ouvriers, qu’ils laissent là leur tisane chrétienne : pour les hommes, il faut du vin pur.


À la Chaux de-Fonds, on avait avancé la fête patriotique d’un jour, à cause du dimanche. Et comme le dimanche après-midi (28 février), trouvant la journée longue, j’étais allé rendre visite à Fritz Robert, nous croisâmes, dans la rue Léopold Robert, en venant de la gare, le cortège des radicaux qui se rendait avec drapeaux et musique dans la grande salle des Armes-Réunies ; on nous remarqua, et on dut penser que c’était pour narguer les manifestants que nous nous étions trouvés ainsi à point nommé sur leur passage. Je me souviens que la jeune femme de Fritz Robert nous gronda : elle nous dit que nous avions tort de nous singulariser, et que nous aurions dû aller à la fête comme tout le monde. Les radicaux n’étaient pas seuls, à la Chaux-de-Fonds, à célébrer l’anniversaire de la République neuchâteloise ; les coullerystes, eux aussi, avaient une réunion dans un local à eux. Robert m’y conduisit, et je pensai qu’il fallait profiter de l’occasion pour faire de la propagande ; tirant de ma poche une épreuve du Progrès, j’annonçai que les socialistes du Locle avaient résolu de ne pas fêter le 1er mars, et je donnai lecture de l’article. On l’applaudit très chaleureusement, et je pus constater que les idées collectivistes et révolutionnaires avaient gagné à la Chaux-de-Fonds beaucoup d’adhérents parmi ceux qui, autrefois, recevaient le mot d’ordre de Coullery.

Le lundi 1er mars, — jour légalement férié, — l’imprimeur tira le Progrès sans se préoccuper de la solennité du jour ; et l’après-midi, par un vilain temps d’hiver, j’écrivis une lettre où se trouve la note exacte de mes impressions du moment :


Je ne sais à quoi j’ai passé ma matinée d’hier ; je me suis prodigieusement ennuyé. L’après-midi, pour ne pas périr d’ennui, je suis allé à la Chaux-de-Fonds faire une visite à Fritz Robert et aux amis. Ce matin, j’ai donné le bon à tirer du Progrès et surveillé le tirage ; et tout à l’heure j’irai au Cercle international, à un comité. Mais je ne prendrai pas part à la fête patriotique : je suis profondément dégoûté de la blague de nos parleurs.

Nous sommes maintenant ensevelis dans la neige, le temps est triste, triste. Je me sens irrité de voir tous ces gens joyeux, qui vont tout à l’heure se former en cortège aux sons de la musique ; je n’irai certes pas avec eux, car je n’aime pas leur république, et je n’ai pas le cœur à m’amuser.


Au Cercle international, quelques amis s’étaient réunis ; je les rejoignis, et nous causâmes tranquillement jusqu’au soir : puis je rentrai chez moi, et m’absorbai dans une lecture. Mais d’autres, parmi les membres de l’Internationale, s’étaient rendus à la fête officielle qui se célébrait au Cercle de l’Union républicaine ; ils avaient distribué des exemplaires du Progrès aux assistants, on avait discuté ferme dans les groupes ; et le