Page:James Guillaume - L'Internationale, I et II.djvu/132

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lendemain il s’en était vendu plusieurs centaines d’exemplaires. « L’article L’École et l’Église a eu un grand succès, écrivais-je ; on trouve que c’est raide, mais il n’y a pas moyen d’y rien reprendre, puisque l’article ne fait que développer le texte de la constitution. » (Lettre du 13 janvier 1869.) Ce qui fit le plus de bruit, ce fut l’annonce de la conférence de M. Kopp ; le bon public n’en croyait pas ses yeux : un professeur de l’Académie allant au Cercle des ouvriers, et pour y parler du socialisme ! et on osait inviter les dames ! C’était un véritable scandale !

La conférence eut lieu au jour annoncé, devant une salle comble. Mme William Dubois avait tenu parole ; elle était venue avec sa fille, Mme Édouard Favre[1], et leur exemple avait été imité par un certain nombre de citoyennes. On remarquait dans l’auditoire, au milieu des ouvriers, quelques-uns des gros bonnets de la bourgeoisie, en particulier le juge de paix Alfred Dubois, président de la Commission d’éducation. Kopp parla avec beaucoup de verve et d’esprit, et enchanta ses auditeurs ; on trouvera plus loin le compte-rendu de sa conférence. La soirée se termina par le banquet décidé le 11, qui fut une des plus belles réunions auxquelles j’aie jamais assisté ; le professeur de Neuchâtel, et mon ami David Perret qui l’avait accompagné, n’en revenaient pas, et me témoignaient leur surprise et leur ravissement. « À cette table où des hommes de toutes les professions, de tous les âges, fraternisent gaîment en discutant, on comprend que l’égalité n’est pas un vain mot, me disaient-ils ; c’est au milieu d’une société pareille qu’on se sent heureux, entouré d’égaux, d’hommes libres, d’amis. » Kopp déclarait qu’il aurait voulu passer le reste de ses jours au milieu des socialistes loclois. David Perret m’avait apporté, pour le Progrès, un article humoristique de sa façon, intitulé Comme quoi le catéchisme ne profite pas même à ceux qui l’enseignent, et signé : Un protestant libéral. J’en donnai lecture, au milieu d’applaudissements frénétiques ; on voulut absolument savoir le nom de l’auteur, et, quand je l’eus nommé, le papa Jacot, tout attendri, se leva de sa place pour aller, sur ses vieilles jambes infirmes, embrasser mon camarade.

Avec l’article de David Perret, le compte-rendu de la conférence, la suite de mon étude sur l’impôt et du rapport sur la grève de Bâle, nous avions la matière d’un troisième numéro du Progrès. Ce numéro, composé et imprimé dans le courant de la semaine suivante, parut le vendredi 22 janvier. J’en extrais l’article que j’avais consacré à la conférence du professeur de Neuchâtel, première manifestation publique, au sein des populations jurassiennes, d’un socialisme qui n’était plus celui de Coullery :


La conférence de M. Kopp.

La conférence donnée samedi soir au Cercle de l’Association internationale par M. le professeur Kopp avait attiré un grand nombre d’auditeurs. Le sujet choisi était des plus intéressants ; il s’agissait en effet de savoir si la réforme sociale réclamée si puissamment aujourd’hui par les classes ouvrières n’est que le rêve irréalisable de quelques utopistes, ou si les aspirations des travailleurs sont légitimes et si la science moderne peut et doit leur donner son approbation.

M. Kopp a commencé par montrer la Révolution française proclamant la liberté individuelle, principe qui est devenu la base indestructible de toute société. Mais l’œuvre de la Révolution a été incomplète ; il ne suffit pas de dire à l’homme : Tu es libre ; il faut encore lui donner les moyens de se servir de sa liberté. Si l’homme veut

  1. C’est le mari de cette jeune femme qui, l’année précédente, avait avancé six cents francs à la Section internationale du Locle pour un premier envoi de fonds aux grévistes de Genève : voir p. 63, note 1.