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à faire de temps à autre quelque achat en grand de tel ou tel article de consommation courante ; une emplette de ce genre ne nécessiterait ni la location d’un magasin, ni la création d’une organisation permanente ; elle pourrait se faire sans aucun risque, sans versement de capital social, la vente immédiate de la marchandise achetée devant servir à payer l’achat ; elle donnerait à la population une idée de la puissance de l’association, de l’effort collectif ; et, en procurant aux ménagères un petit avantage tangible, elle aurait pour résultat de leur faire voir de bon œil l’Internationale et sa propagande. Dans le courant d’octobre, il fut décidé que, pour commencer, nous ferions venir un wagon de pommes de terre, dont le contenu serait vendu, non aux membres de l’Internationale seulement, mais à tous les acheteurs qui se présenteraient.


Mes lettres parlent beaucoup de mes lectures, et des réflexions qu’elles me faisaient faire. Chaque semaine j’achetais un petit journal parisien, paraissant le dimanche, la Pensée nouvelle, où quelques jeunes écrivains, Asseline, Goudereau, Louis Combes, André Lefèvre, Letourneau, etc., exposaient les doctrines du matérialisme scientifique. Je lus avec un vif plaisir l’Almanach de l’Encyclopédie générale pour 1869, rédigé par le même groupe, et où je vis pour la première fois un article d’Élisée Reclus. J’étudiais les œuvres de Proudhon, je lisais l’Histoire de la littérature anglaise de Taine, l’Histoire de la Révolution française de Louis Blanc, etc.[1].

Dans les promenades solitaires que je faisais le plus souvent possible, entre quatre et six heures, pour me détendre les nerfs après mes leçons, je portais mes pas de préférence vers une région de pâturages qui se trouve au-dessus de la vallée du Locle, du côté du Nord, et qu’on appelle « Sur les Monts ». Les montagnes du Haut Jura paraissent laides et tristes à ceux qui n’apprécient que la nature alpestre, mais elles ont aussi leur poésie. « L’air âpre et vif qu’on respire ici me plaît, écrivais-je ; on se sent, plus que partout ailleurs, sur une terre de liberté » (Lettre du 23 août 1868). D’ailleurs, le Jura n’a pas toujours un caractère sauvage et rude ; à certains moments de l’année, en automne surtout, aux regains, et à certaines heures du jour, en particulier le soir, le paysage perd sa sévérité, et prend une beauté souriante qui pénètre. En traversant les pâturages, je passais souvent près d’une maison isolée qu’on appelle le Château des Monts, et qui appartenait alors à M. William Dubois : c’est là que se réunissaient, avant 1848, les phalanstériens, fort nombreux au Locle à cette époque ; Victor Considérant y avait plus d’une fois reçu l’hospitalité ; et j’aimais, au milieu de ces montagnes tranquilles, à évoquer le souvenir de cet apostolat et des assemblées à demi-clandestines des premiers disciples de Fourier[2].

  1. Dans les années précédentes, j’avais lu de nombreux ouvrages sur les mouvements révolutionnaires de 1848 : celui qui me fit l’impression la plus vive fut le Prologue d’une Révolution, de Louis Ménard, que m’avait prêté un réfugié politique français, disciple de Blanqui. J’avais continué en même temps mes lectures de philosophie allemande, et étudié entre autres plusieurs ouvrages de Feuerbach, Das Wesen des Christenthums, Das Wesen der Religion, et le poème philosophique Die Unsferblichkeit der Seele, que j’avais empruntés à la bibliothèque d’un horloger danois, nommé Kaurup, vieil original misanthrope, fort instruit et avec qui j’aimais à causer.
  2. Dès la première année de mon séjour au Locle, je m’étais lié avec quelques phalanstériens restés fidèles à la doctrine du maître : l’un d’eux, un horloger français nommé Cary, m’avait prêté divers ouvrages de Fourier, entre autres la Théorie de l’Unité universelle, et un livre de Considérant, écrit avec une verve entraînante, Le Socialisme devant le vieux monde, ou le Vivant devant les morts.