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François Ducret, jeune ouvrier pierriste, Vaudois, qui se trouvait parfois

dans une détresse terrible quand il s’agissait de faire face aux échéances d’amortissement d’une lourde dette, résultat d’une entreprise commerciale malheureuse faite par lui lors du Tir fédéral de la Chaux-de-Fonds en 1863 (il avait voulu installer une petite cantine, et cette tentative avait été un désastre) ; mais il serait mort de faim à côté de sa caisse sans avoir l’idée d’y puiser un sou pour ses besoins personnels. C’est à l’occasion d’un de ces moments d’angoisse par lesquels passait périodiquement l’infortuné Ducret, que j’appris à connaître le bon cœur de Frédéric Graisier, un jeune Genevois, le plus habile ouvrier graveur de l’endroit, et qui était entré dans l’Internationale, avec quelques camarades de son métier, au cours de l’année 1867. Il ne m’avait pas été possible, cette fois-là, de venir personnellement en aide au débiteur en détresse ; et j’avais frappé inutilement à plusieurs portes, lorsque le soir Graisier, à qui j’avais parlé de la triste situation du pierriste, vint inopinément m’apporter la somme nécessaire ; je courus chez Ducret pour le tirer de peine, et grâce à l’intervention de notre excellent camarade le pauvre garçon put passer une nuit tranquille.

Les années précédentes, j’avais à différentes reprises organisé des soirées d’enseignement populaire. Dès le premier hiver que je passai au Locle (1864-1865), je lis, dans une salle du Collège, un cours du soir pour les jeunes apprentis, où j’esquissai de mon mieux un tableau de l’histoire universelle. Au moment de la publication du premier volume de l’Histoire d’un paysan, d’Erckmann Chatrian, j’en fis une lecture publique, en plusieurs soirées, également dans une salle du Collège, devant un nombreux auditoire de jeunes gens des deux sexes. Dans l’hiver de 1866 à 1867, je demandai et obtins la grande salle de l’hôtel-de-ville : à ma sollicitation, Coullery vint de la Chaux-de Fonds, une fois par semaine, pendant plusieurs semaines de suite, faire dans cette salle une série de leçons sur la physiologie et l’hygiène ; de mon côté, j’y fis une douzaine de leçons sur l’histoire de la Révolution française. Dans l’automne de 1868, — c’était le dimanche 27 septembre, — deux anciens élèves de l’École industrielle, étant venus me faire visite, je les conduisis à notre Cercle international, et là nous ébauchâmes ensemble un projet de soirées familières d’instruction mutuelle, « comme celles de l’année précédente », dit ma lettre de ce jour (sur les soirées de 1867-1868, je n’ai pas de témoignage écrit, et j’ai oublié les détails). Mes anciens élèves, devenus mes amis, promirent d’amener le jeudi suivant quelques-uns de leurs camarades ; et le 1er octobre, dans une première réunion, qui eut lieu au Cercle international, nous arrêtâmes un programme pour des réunions hebdomadaires ; il s’agissait d’opposer à la propagande des cléricaux protestants et des anciens royalistes une propagande de libre pensée scientifique et de démocratie socialiste. Le jeudi 8 octobre, le sujet traité fut la Révolution de 1848 ; le 15 octobre, les races humaines ; le 22 octobre, l’origine des religions. Ces réunions d’instruction mutuelle continuèrent de la sorte tout l’hiver.

Un autre projet fut mis à l’étude au Locle dans cet automne de 1868, et reçut un commencement d’exécution : celui de la création d’une Société de consommation. Le dimanche 13 septembre, un comité fut nommé à cet effet ; des demandes de renseignements furent adressées aux sociétés qui existaient déjà dans quelques localités voisines, Bienne, Sainte-Croix, etc. ; bientôt des règlements, des rapports, des bilans nous furent envoyés, et nous les étudiâmes. Mais la création d’un magasin coopératif nous parut une entreprise au-dessus de nos forces : nous n’avions pas le capital nécessaire ; et en outre nous pensâmes qu’une affaire de ce genre risquerait d’absorber, sans grand profit pour la propagande des principes, l’activité d’une partie de nos militants ; d’ailleurs, nos idées étaient déjà arrêtées sur la non-efficacité de la coopération de consommation comme moyen d’émancipation du prolétariat[1]. Nous résolûmes de nous borner

  1. À la Chaud-de-Fonds, au contraire, où la coopération sous toutes ses formes était regardée comme le grand moyen de rédemption sociale (voir ci-dessus p. 82 l’article de Coullery), on avait fondé un magasin coopératif consacré à la vente des étoffes. À Saint-Imier et à Moutier, il existait également des magasins coopératifs d’épicerie et denrées alimentaires.