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les comités, toutes les commissions, qui avaient à s’occuper des affaires

locales du parti socialiste ; et, dans la bourgeoisie prompte à s’apeurer, le « Caveau » avait la réputation d’un endroit où de dangereux conspirateurs tenaient des conciliabules mystérieux.

Depuis que je connaissais le « père Meuron », comme nous l’appelions, — c’est-à-dire depuis l’automne de 1864, — j’avais pris l’habitude d’aller tous les soirs passer quelques moments chez lui. De santé délicate malgré sa haute taille et sa carrure d’apparence athlétique, et souffrant souvent de rhumatismes, il se couchait aussitôt après avoir pris son « goûter », pendant les six ou huit mois de la mauvaise saison ; je m’asseyais près de son lit, dans le cabinet où il couchait, pendant que Mme Meuron travaillait à la table de la salle à manger, dont la porte restait ouverte, et nous causions, tantôt des faits de la journée, tantôt des choses d’autrefois, ou de questions philosophiques et sociales. Mme Meuron, une Bernoise née à Morat (aussi avait-elle gardé un peu d’accent allemand), était une petite femme frêle et nerveuse, d’un caractère sérieux, de manières simples, mais d’une grande distinction naturelle. Je l’accompagnais quelquefois dans ses promenades du côté du Verger (sur la route de la Chaux-de-Fonds), d’où nous rapportions généralement des fleurs. Les soirs où il y avait réunion de l’Internationale, ou d’un comité, le père Meuron se rhabillait, et nous descendions ensemble, lui s’appuyant sur mon bras, le raide sentier qui, du Crêt-Vaillant où se trouvait la petite maison au deuxième étage de laquelle il habitait (no 24, Chemin des Reçues), conduit au quartier du Marais et au café de Mme Frey ; en hiver, quand il y avait de la neige durcie, il mettait à ses souliers des « grappes » pour ne pas glisser. Constant Meuron et son excellente femme, qui n’avaient pas eu d’enfants, me regardaient comme leur fils adoptif ; la bonne Mme Meuron veillait avec sollicitude sur ma santé, et ne manquait pas de me mettre autour du cou un « passe-montagne » quand elle trouvait la bise trop froide, ou de m’administrer elle-même pastilles et tisanes lorsque j’étais enrhumé et que je négligeais de me soigner.

Quelquefois le père Meuron recevait des visites, et alors nous passions gaîment la soirée à l’écouter faire des récits, et même des contes gaillards, car, en sa qualité d’ancien militaire[1], il ne détestait pas les historiettes salées. « J’ai passé la soirée au Crêt-Vaillant, — dit une de mes lettres, — avec Mme Frey, de notre Caveau, et une dame de Berne. Le père Meuron était bien, et j’ai eu le plaisir de le revoir avec sa bonne gaîté d’autrefois. C’est moi qui fais les honneurs de la maison, quand il y a du monde : je suis allé à la cave chercher une bouteille de Neuchâtel, Mme Meuron a exhibé des noix et du raisin, et nous avons fait bombance. Le père Meuron, enfoncé dans son fauteuil, avec sa grande barbe blanche, sa calotte sur la tête, et l’air tout heureux, nous a conté force histoires de sa jeunesse : c’est son bonheur, et il les conte très bien, dans une langue des plus pittoresques. » (Lettre du 25 septembre 1868).

Une des premières institutions qu’avait fondées l’Internationale au Locle, c’était une Société de crédit mutuel (dès 1866). Les adhérents du Crédit mutuel versaient une cotisation dont le minimum était de cinquante centimes par mois ; la caisse consentait aux adhérents des prêts sans intérêt, dont le montant ne pouvait dépasser le chiffre de la somme déjà versée en cotisations par l’emprunteur, et des sommes également versées par ceux des adhérents qui s’offraient à lui servir de garants. Outre ce service de prêts réciproques, qui avait son utilité lorsqu’il s’agissait d’avancer une petite somme à un camarade momentanément dans l’embarras, nous pensions que lorsque la caisse du Crédit mutuel contiendrait un millier de francs, cet argent pourrait servir de première mise de fonds pour l’établissement d’une Société coopérative de consommation. Constant Meuron était le président, toujours réélu, du Crédit mutuel ; le caissier était un brave garçon nommé

  1. Il s’était engagé, avant 1830, à la suite d’un coup de tête de jeunesse, dans la garde suisse du roi Charles X.