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et avec intention, autant de mal que lui, mais je le plains quand même. C’était un homme d’une rare énergie, et, lorsque nous l’avons rencontré, en lui brûlait une flamme très vive et très pure d’amour pour notre pauvre peuple opprimé ; notre malheur historique et national lui faisait éprouver une véritable souffrance. À ce moment, son extérieur seul était malpropre, son intérieur n’était pas souillé. C’est son autoritarisme et sa volonté sans frein qui, en se combinant, bien malheureusement et par la faute de son ignorance, avec la méthode appelée machiavélisme et jésuitisme, l’ont définitivement précipité dans la boue. À la fin, il était devenu un véritable idiot. Imagine-toi que, deux ou trois semaines avant son arrestation, nous l’avons averti — non pas directement, car ni moi ni aucun de mes amis ne voulions nous rencontrer avec lui, mais par des intermédiaires — de quitter Zürich le plus tôt possible, parce qu’on le cherchait[1] ; il ne voulait pas le croire, et disait : « Ce sont les bakounistes qui veulent me chasser de Zürich » ; et il ajoutait : « Maintenant, ce n’est plus la même chose qu’en 1870 : j’ai à présent au Conseil fédéral à Berne des hommes qui s’intéressent à moi, des amis ; ils m’auraient prévenu si un pareil danger me menaçait ». Eh bien, le voilà perdu.


Voici les passages du calendrier-journal de Bakounine qui sont relatifs au journal russe en vue de la fondation duquel Pierre Lavrof venait de se rendre à Zurich :


Novembre 28. Émile [Bellerio] m’apporte lettre importante de Ross, m’annonçant arrivée Lavrof et pourparlers journal ; j’en parle avec Zaytsef[2]. — 29. Fini et envoyé lettre à Ross, et télégramme aussi ; causé avec Zaytsef à propos journal. Écrit soir une autre grande lettre aux amis de Zürich et une lettre de confiance à Boutourline.

Décembre 4. Télégramme singulier de Genève de Rouleff. — 5. Deuxième télégramme de Rouleff, et un de Fronstein. — 8. Télégraphié à Zürich. — 9. Arrive Ross. Chez Zaytsef : conversation à propos journal, Conclu. — 10. Ross part à 11 h. par bateau à vapeur pour Simplon, chez Sokolof[3], Genève. Vient Zaytsef avec lettre de sa mère : trahison d’Ozerof[4], et de qui encore ? Écrit lettre à Zürich. Envoyé lettre à Ross à Genève, avec lettre d’Ozerof, et lettre aux amis de Zürich. — 11. Télégramme à Ross, Ge-

  1. Ce fut Ross qui donna lui-même cet avis à Netchaïef, et Bakounine ne l’ignora pas. Je ne sais quel est le motif pour lequel, en écrivant à Ogaref, Bakounine feint de n’avoir pas connu les relations personnelles qui existèrent jusqu’au bout entre Ross et Netchaïef.
  2. Zaytsef était installé à Locarno avec sa famille depuis le 21 novembre 1872.
  3. Le littérateur russe Nicolas Sokolof, connu comme l’auteur d’un livre assez original (auquel son ami Zaytsef avait collaboré pour une large part), à tendances anarchistes, les Réfractaires (Otchtchépentsy), paru en 1866, avait été emprisonné, puis déporté en Sibérie ; ayant réussi à s’évader, il venait d’arriver à Genève (12 novembre).
  4. La lettre de la mère de Zaytsef parlait d’un bruit qui courait à Genève, selon lequel il allait se fonder à Zürich un journal russe avec Sokolof comme rédacteur et Ozerof comme administrateur : Bakounine serait écarté, disait Ozerof, parce qu’il se livrerait à des polémiques inutiles, comme celle contre Marx. À la suite de cet incident, où Ozerof semble avoir agi de concert avec certaines personnalités russes de Zürich dont la conduite, comme on le verra plus loin, parut suspecte à Bakounine, il y eut rupture entre Bakounine et Ozerof. Celui-ci alla s’établir à Florence, auprès d’Alexandre Herzen fils.