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Bakounine avait quitté Zurich le 11 octobre pour retourner à Locarno, par Berne, Neuchâtel, Lausanne, Montreux et le Simplon. Je le vis à son passage à Neuchâtel, où il arriva le 12 au soir et passa toute la journée du 13 et la matinée du 14. Retenu trois jours au village de Simplon par une tempête de neige, il n’arriva que le 22 à Locarno, où il se logea de nouveau à l’Albergo del Gallo. Le 4 novembre, il commença un manuscrit qui devait être une continuation de L’Empire knouto-germanique ; il y travailla à diverses reprises jusqu’au 11 décembre, et le laissa inachevé[1]. Ses préoccupations, maintenant, se tournaient surtout du côté de la Russie. Pierre Lavrof, établi à Paris depuis 1870, projetait la publication d’un journal, et s’était abouché à ce sujet, dans le courant de 1872, avec quelques-uns des Russes habitant Zurich ; il fut même un moment question d’une collaboration de Bakounine avec lui ; mais les caractères de ces deux hommes étaient trop différents pour qu’une entente entre eux fût possible. À la fin de novembre, Lavrof se rendit à Zürich, et des pourparlers reprirent entre lui et les amis de Bakounine ; ces pourparlers, comme on le verra, aboutirent à une rupture définitive au bout de trois semaines environ.

Ici je dois parler de ce qui a rapport aux papiers laissés par Netchaïef à Paris, et à la façon dont ils furent retrouvés (voir t. II, p. 64).

Lorsque Netchaïef, arrêté à Zurich, se vit perdu, il fit passer, de sa prison, à Ross (avec lequel il avait continué, après la rupture de juillet 1870, à entretenir quelques relations à l’occasion) un billet pour lui dire qu’il avait laissé, dans le logement qu’il avait occupé à Paris et dont il lui donnait l’adresse, des papiers, des livres et des effets, et qu’il le chargeait d’aller les retirer et d’en disposer. Après l’extradition de Netchaïef (20 octobre), Ross se rendit à Paris au commencement de novembre, et, muni du billet, y prit possession des papiers en question. Parmi ces papiers se trouvaient entre autres un manuscrit et des lettres de Bakounine, et des lettres de beaucoup d’autres personnes, lettres dont un grand nombre avaient été volées. Ross rapporta lui-même à Zürich[2] ceux des papiers qui pouvaient être compromettants ; il confia les autres — journaux, livres, manuscrits (correspondances dans les journaux russes) — à Pierre Lavrof, qui, devant se rendre à Zürich quelques jours plus tard, consentit à les y transporter. Tous les papiers rapportés par Ross furent brûlés, excepté des lettres de Mlle Natalie Herzen, qu’on rendit à celle qui les avait écrites.

J’ai cité (t. II, pages 61-63) le jugement sévère porté sur Netchaïef par Bakounine dans sa lettre à Talandier du 24 juillet 1870 ; j’ai cité également (Ibid., p. 180) le mot flétrissant qu’il écrivit dans son calendrier-journal le 1er août 1871. Il faut maintenant, pour être complet et pour être équitable, reproduire la lettre que Bakounine écrivit à Ogaref le 2 novembre 1872, après que Netchaïef eut été livré au gouvernement russe :


Ainsi, mon vieil ami, l’inouï s’est accompli ! La République helvétique a extradé l’infortuné Netchaïef ! Mais ce qu’il y a de plus alarmant, c’est que, à l’occasion de cette extradition, notre gouvernement voudra, sans doute, reprendre le procès et fera de nouvelles victimes. Cependant une voix intérieure me dit que Netchaïef, qui est perdu à jamais, — et qui, certainement, sait qu’il est perdu, — dans cette occasion évoquera de la profondeur de son être, tortueux et sali, mais qui est loin d’être vulgaire, toute son énergie et tout son courage primitifs. Il périra en héros, et cette fois il ne trahira rien ni personne.

Telle est ma foi. Nous verrons bientôt si j’ai raison. Je ne sais s’il en est de même de toi, mais moi je le plains profondément. Personne ne m’a fait,

  1. Ce manuscrit, encore inédit, sera imprimé au tome IV des Œuvres de Bakounine.
  2. Il annonça son retour à Bakounine par un télégramme le 8 novembre.