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C’est à ce moment que le préfet de Berne, M. de Wattenwyl, accompagné de l’inspecteur de police, M. de Werdt, et d’un détachement de gendarmerie, parut tout à coup devant le front du cortège, et s’approcha de Schwitzguébel. Il lui dit que la présence des drapeaux rouges pourrait devenir une cause de désordre, et demanda qu’on les fît disparaître. Schwitzguébel répondit qu’il n’y avait pas eu le moindre désordre jusqu’à ce moment, que les manifestants étaient complètement dans leur droit, et qu’ils avaient l’intention de poursuivre leur route, drapeaux rouges en tête, jusqu’au local du meeting, situé à quelque distance. Selon le témoignage de tous ceux qui ont entendu cette conversation, M. de Wattenwyl paraissait renoncer à insister, lorsque tout à coup, tandis que le préfet s’entretenait tranquillement avec Schwitzguébel, trois gendarmes, qui s’étaient placés derrière celui-ci, lui arrachèrent par surprise le drapeau d’entre les mains[1]. Aussitôt les internationaux les plus rapprochés se jetèrent sur les agresseurs pour leur reprendre le drapeau, les autres gendarmes s’élancèrent au secours de leurs confrères, et en un clin-d’œil une lutte acharnée s’engagea.

Les gendarmes qui avaient enlevé l’un des drapeaux s’étaient sauvés avec leur proie dans une ruelle à droite : ce fut cette ruelle qui devint le théâtre de la bataille. D’un côté se trouvaient les gendarmes, qui avaient tiré leurs sabres ; un détachement d’artilleurs, qui venait d’arriver par le train, et qui, aussitôt requis de prêter main-forte à la police[2], dégaina également ; un certain nombre de portefaix, et trois ou quatre bourgeois plus belliqueux que les autres ; de l’autre côté, les internationaux, au nombre d’environ deux cents. La bagarre ne dura que deux ou trois minutes, mais elle fut sanglante ; ceux des assaillants qui avaient tiré le sabre furent désarmés par les socialistes, et la police essuya une défaite complète. Les journaux bourgeois de Berne donnent les noms de six gendarmes grièvement blessés[3].

Dans le tumulte et le désordre d’une agression tout à fait inattendue, il n’avait pas été possible aux internationaux de se rendre un compte exact de ce qui se passait[4]. Quand la police eut été mise en déroute, on s’aperçut que, si l’un des drapeaux rouges avait été sauvé[5] l’autre manquait :

  1. Placés derrière le dos de Schwitzguébel, ils tirèrent brusquement le drapeau à eux par dessus l’épaule du porte-drapeau, sans que celui-ci, dans cette posture, put le retenir.
  2. C’est le Journal de Genève qui nous apprend ce détail. (Note du Bulletin.)
  3. Au procès, quatre gendarmes seulement se portèrent partie civile et réclamèrent des dommages-intérêts pour blessures reçues.
  4. J’étais dans les derniers rangs du cortège, et je ne vis pas ce qui s’était passé à la tête, à l’endroit où se trouvaient les drapeaux. Sans savoir comment, je me trouvai entraîné néanmoins au beau milieu de la bagarre ; puis, quand elle fut terminée, je me dirigeai, avec les camarades les plus rapprochés de moi, vers le restaurant Jeangros, où le drapeau de Zürich avait été porté.
  5. L’inspecteur de police, M. de Werdt, avait voulu s’emparer du drapeau de Zürich, mais il reçut à la tête un coup d’assommoir donné par Deiber, et dut lâcher prise ; Brousse, qui, avec cinq autres camarades, faisait partie d’une avant-garde séparée du reste du cortège par la musique, mais qui, dès le début de la rixe, s’était rapproché, reprit aussitôt le drapeau, et, accompagné par Werner et Deiber, le porta jusqu’au restaurant Jeangros. Le professeur Adolphe Vogt, qui les vit passer, déposa en ces termes au procès : « M. le Dr  Adolphe Vogt, professeur à l’université de Berne, dépose qu’il a rencontré Brousse qui, en compagnie de deux camarades, emportait vers la Länggasse le drapeau rouge de Zürich repris aux gendarmes. Il constata que ce drapeau, qu’escortaient trois hommes seulement, passait librement au milieu d’un nombreux public, sans qu’il y eût de manifestations hostiles. »