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tir le cortège. Celui-ci s’organisa et se mit en marche. Il était précédé d’une musique: puis venait le drapeau rouge[1], porté par le compagnon Adhémar Schwitzguébel. Le cortège était fort nombreux ; outre les membres des deux Sections de Berne, on y voyait des délégations des localités suivantes : Saint-Imier, Sonvillier, Bienne, Moutier, Porrentruy, la Chaux-de-Fonds, Neuchâtel, Fribourg, Lausanne, Vevey et Genève. Fait caractéristique, et sur lequel nous devons insister en présence des allégations de certains journaux qui prétendent (comme d’habitude) que la manifestation a été faite par des étrangers : le cortège était presque exclusivement composé de citoyens suisses, et parmi ceux-ci la majorité étaient des Bernois ou des Suisses domiciliés dans le canton de Berne.

Le cortège traversa tranquillement, aux sons de la musique, la place de l’Ours, la place des Orphelins, et la rue d’Aarberg ; puis il tourna à gauche dans la direction de la gare. Sur son passage, une foule nombreuse s’était amassée et le regardait paisiblement défiler. Il y avait certainement dans cette foule des éléments hostiles ; mais ces gens-là se souvenaient sans doute qu’un jugement de tribunal a condamné, l’an dernier, les agresseurs brutaux qui avaient déchiré le drapeau rouge dans une occasion semblable ; aussi trouvaient-ils prudent de se tenir tranquilles. En outre, en voyant le nombre des participants au cortège et leur air résolu, ils devaient se dire que les internationaux ne se laisseraient pas impunément attaquer.

Il n’y eut qu’une seule démonstration effective d’hostilité : au milieu de la rue d’Aarberg, un gros homme, debout sur le seuil d’une porte, se mit à vociférer en patois [allemand] bernois en voyant passer le drapeau rouge. Sa colère burlesque ne fit qu’exciter le rire des socialistes. On nous a dit que ce colérique personnage était un de ceux qui l’an dernier avaient attaqué la manifestation du Sozialdemokratischer Verein.

Un correspondant du Journal de Genève prétend qu’en voyant passer les internationaux, la foule criait : « Vous feriez mieux de travailler ! » Ce correspondant, en inventant ce détail, d’ailleurs assez heureusement imaginé, n’a oublié qu’une chose : c’est que c’était un dimanche.

Arrivé devant la gare, le cortège s’arrêta pour attendre le train de Zürich. Cette halte ne dura que trois ou quatre minutes : on vit bientôt paraître, à la porte de sortie, le groupe des délégués zuricois et bâlois, qui apportaient avec eux un second drapeau rouge. Un chaleureux hourrah les accueillit ; le drapeau de Zürich vint prendre place en tête du cortège, à côté de celui que portait Schwitzguébel ; le cri En avant ! retentit dans les rangs, et le cortège voulut se remettre en marche[2].

  1. Ce drapeau rouge avait été apporté le matin même de la Chaux-de-Fonds. « Le tapissier Baudrand, un socialiste lyonnais, nous avait confectionné un superbe drapeau rouge frangé d’or : c’est celui qui fut arraché à Schwitzguébel. » (Lettre de Pindy, du 12 avril 1908.)
  2. Le préfet de Berne, M. de Wattenwyl, raconta plus tard au procès que, le 17 mars, il avait eu une conférence avec le directeur de justice (membre du gouvernement bernois), et que celui-ci « lui avait donné pour instruction d’empêcher qu’on n’arborât le drapeau rouge ». Il y eut donc, de la part de la police, dit plus tard le Bulletin (26 août), « un véritable guet-apens : au lieu de donner connaissance, à l’avance, à la commission d’organisation de la fête, de la décision gouvernementale interdisant le port du drapeau rouge, le préfet laissa le cortège se former, et s’avancer sur la place de la gare, où il avait aposté un nombreux détachement de gendarmes et de gardes municipaux, les uns en uniforme, les autres en civil ; on a le droit d’en conclure qu’il avait prémédité une agression contre le drapeau rouge, et qu’il avait choisi à l’avance la place de la gare comme le lieu le plus propice à l’exécution de son projet, à cause de la présence des portefaix, portiers d’hôtels, décrotteurs, etc., qu’il savait devoir au besoin prêter main-forte à ses agents ». Un témoin, M. Lehmann, déposa au procès qu’un instant avant la bagarre il se trouvait à côté de M. de Wattenwyl, qui stationnait près de l’hôpital (à deux pas de la gare), et qu’il entendit le préfet dire à quelqu’un : « À présent, nous allons les arrêter ».