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ouvertures qui furent accueillies ; quelques-uns d’entre eux, le plus souvent Malatesta, se rendirent avec lui dans divers villages et y enrôlèrent des paysans pour le mouvement.

Un auxiliaire inattendu se joignit à eux : c’était Kraftchinsky, dont Malatesta avait fait la connaissance l’année précédente, à l’occasion des affaires de la Hertségovine. À la fin de 1876 ou au commencement de 1877, Kraftchinsky se rendit de Paris à Naples, en compagnie de Mme Volkhovskaïa, qui, phtisique au dernier degré, devait passer l’hiver en Italie, et d’une autre jeune femme russe dont je ne sais pas le nom. On le mit au courant du projet, et il s’y associa ; il écrivit même, à l’usage des révolutionnaires italiens, un petit manuel exposant la tactique de la guerre de bandes[1]. Nos amis, qui n’avaient songé d’abord qu’à faire acte de propagande, en vinrent-ils, à un certain moment, à se figurer que de leur mouvement pourrait sortir une insurrection générale ? il est difficile de le dire ; peut-être plusieurs d’entre eux se bercèrent-ils de ce rêve. La calme réflexion a beau la contredire, il arrive qu’on prête l’oreille, en dépit de tout, à la voix d’une illusoire espérance.

Ainsi se passa l’hiver ; Naples était le centre où les organisateurs du futur mouvement avaient leur quartier-général ; et un certain nombre d’affiliés, en Romagne, en Émilie, en Toscane, dans les Marches et l’Ombrie, se tenaient prêt à partir pour rejoindre leurs camarades aussitôt que le signal de l’action leur aurait été donné.


Coïncidence remarquable : tandis qu’en Italie on songeait à faire de la propagande sous la forme de mouvements insurrectionnels, en Russie une idée analogue s’était fait jour dans certains groupes socialistes[2]. Quelques révolutionnaires résolurent, pour frapper l’imagination populaire, d’organiser une démonstration dans la rue, en plein Pétersbourg, avec déploiement du drapeau rouge. Et les Russes devancèrent les Italiens dans la réalisation de leur plan. Ils prirent pour prétexte une manifestation de sympathie en faveur de Tchernychevsky, déporté en Sibérie depuis 1864 : on choisit le jour de la fête du saint dont il portait le nom (la Saint-Nicolas, 6-18 décembre 1876), et, dans l’église de Notre-Dame-de-Kazan, à Pétersbourg, une foule nombreuse d’étudiants, d’étudiantes et d’ouvriers se réunit pour assister à un service religieux commémoratif. À l’issue du service, la foule — un millier de personnes environ — se groupa sur la place devant l’église ; un jeune homme, un étudiant, prononça un discours pour rappeler les noms de ceux qui avaient souffert pour la cause populaire, en ajoutant : « Nous nous sommes rassemblés pour manifester ici, devant la Russie tout entière, notre solidarité avec ces hommes ; notre drapeau est leur drapeau ; il porte la devise : Terre et liberté ! » Un drapeau rouge sur lequel se lisaient les mots Terre et liberté fut alors déployé aux acclamations de la foule et aux cris répétés de : « Vivent la terre et la liberté ! Vive le peuple ! Mort au tsar ! » Mais bientôt arrivèrent la police et les cosaques, et on en vint aux mains. La police ne put réussir à s’emparer de l’étudiant qui avait parlé (c’était Georges Plekhanof, alors âgé de dix-neuf ans, qui depuis… !), mais elle arrêta une vingtaine d’hommes et onze femmes, qui, deux mois après, furent condamnés, les uns aux travaux forcés, les autres à l’exil en Sibérie. Quant à Plekhanof, il parvint à quitter Pétersbourg, à franchir la frontière, et se réfugia à Genève.

Le Vorwärts de Leipzig publia, au sujet de cette manifestation, une appréciation malveillante : il déclara que la démonstration du 18 décembre était « ou bien un coup monté par la police, ou bien un enfantillage », et que « ceux qui y avaient pris part n’étaient en tout cas pas des socialistes ». Quelques ouvriers et étudiants adressèrent alors à l’organe officiel du Parti socialiste al-

  1. Ce manuscrit a été rendu à Kraftchinsky en 1893, et sans doute il existe encore.
  2. Voir, à ce propos, les idées émises, dès 1870, par le correspondant du Bulletin, B. Zaytsef, sur la nécessité d’ajouter à la propagande pacifique la lutte à main armée (tome III, p. 306.)