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mars 1876 par Ross, lorsque celui-ci était venu prendre congé de moi au moment de partir pour la Russie. Mais depuis trois mois je ne savais plus rien de ce qui se passait à Lugano. Lorsque, brusquement, une lettre de Brousse m’apprit la présence de Bakounine à Berne et sa maladie (voir p. 28), je demandai aussitôt, par télégramme, si je pouvais aller le voir : on me répondit qu’il avait déjà perdu connaissance, et que j’arriverais trop tard[1].

Je me sentis pénétré de douleur à la pensée que je ne pourrais plus dire à Bakounine, comme j’en éprouvais le besoin, combien j’avais souffert des pénibles incidents de 1874.

À peine avais-je eu le temps de communiquer la triste nouvelle à quelques amis, que le télégraphe me transmettait l’annonce de la mort, survenue à midi, et l’avis que les obsèques auraient lieu le 3 juillet.

Il existe une lettre écrite (en français) les 6 et 7 juillet 1876 par Adolphe Reichel à Carlo Gambuzzi, lettre qui donne, jour par jour, le détail de la maladie de Bakounine et de ses conversations. Cette lettre est trop longue pour que je la reproduise ici tout entière ; mais j’en transcrirai les passages essentiels :


Berne, Weissenbühl 52 b, le 6 juillet 1876.

Monsieur, Vous avez adressé à M. le Dr  Vogt quelques lignes dans lesquelles vous exprimez le désir d’avoir des nouvelles détaillées sur les derniers moments de notre défunt ami Bakounine, M. Vogt étant très occupé m’a communiqué votre lettre en me priant de satisfaire à vos souhaits, ce que je fais d’autant plus volontiers qu’il m’est un besoin de me représenter encore une fois à moi-même le cours des derniers jours d’une vie si chère à nous tous. Je regrette seulement de devoir remplir cette tâche dans une langue dont je n’ai pas l’habitude et dans laquelle je m’exprimerai certainement fort mal ; vu encore que nos derniers échanges de paroles se faisaient en allemand.

Bakounine est arrivé ici de Lugano, après un voyage assez pénible, mercredi soir le 14 juin. M. Vogt l’ayant reçu à la gare l’a conduit de suite dans une maison de santé située au Mattenhof, hors de la ville, dans le voisinage de ma demeure. En rentrant le soir chez moi j’ai appris son arrivée et m’empressai d’aller le voir. Je le trouvai debout, entouré de MM. Vogt père et fils, de son compagnon de voyage (un Italien dont je ne sais pas le nom[2]), et de M. Hug, directeur de la maison. Notre accueil était gai et bruyant comme toujours, la conversation un peu sens dessus dessous, comme cela se fait à toute arrivée. Personne de nous ne craignait encore un développement si rapide et si bref de sa maladie, et les plaisanteries ne manquèrent pas. Vous savez peut-être que sa maladie consistait principalement dans une paralysie de la vessie à un tel point qu’il ne pouvait retenir l’eau et qu’il était forcé de porter déjà depuis quelque temps une machine. M. Vogt, voyant que celle-ci était bien insuffisante, parce qu’elle le menait à une tenue assez malpropre, lui promettait après la sonde (qui devait se faire le lendemain) une meilleure en disant : « Avant tout, mon cher, il faut te remettre à une vie plus ordonnée ». Sur quoi Bakounine ripostait : « Ah

  1. Nettlau a retrouvé une lettre écrite par moi à Joukovsky le 1er juillet, et en a publié un passage ; j’y disais : « Michel est à ses derniers moments. Il est à Berne ; on attend sa mort d’un instant à l’autre. J’ai voulu aller le voir : on m’a télégraphié qu’il n’a plus sa connaissance. »
  2. C’était l’ouvrier romagnol Santandrea.