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drovitch parlait tant, et avec tant d’insistance, de sa vie passée, de sa lointaine adolescence, de la nature russe qu’il n’avait pas vue depuis si longtemps ? Il racontait avec amour des épisodes insignifiants de ses années d’enfance, se rappelait le chien Turc, la lecture du Robinson suisse ; il évoquait souvent en termes affectueux le souvenir de son père. Malheureusement je n’ai pas noté ses récits, ne le croyant pas nécessaire, car Michel Alexandrovitch avait l’intention — il me l’avait dit — de me dicter plus tard ses mémoires... Lorsqu’il se sentait fatigué et peu disposé à causer, il me demandait de lui « raconter des histoires sur la campagne » ; mais ce qui l’intéressait dans mes récits, ce n’était pas les personnages ni les mœurs, bien changés depuis l’époque où il avait vécu en Russie : c’étaient les tableaux de la nature russe. Quelquefois il demandait, comme si un souvenir surgissait en lui et qu’il voulût l’évoquer plus nettement : « Y avait-il près de chez vous, à la campagne, un marécage forestier? » Ou bien : « Comment était votre verger ? » Quand une description lui avait plu, il me la faisait répéter le lendemain : « Allons, parle-moi encore des prés inondés » (zalivnyé louga, prairies au bord d’une rivière, inondées au printemps).

« Parfois, après une nuit passée sans dormir à cause de ses souffrances[1], Michel Alexandrovitch sentait le sommeil s’emparer de lui, mais cherchait en vain une attitude où il ne souffrît pas. Il trouvait alors quelque soulagement à se tenir courbé en deux, debout, la partie supérieure du corps étendue sur la table ; dans cette singulière posture, il lui était possible de s’assoupir un peu. « Avec ma droiture, » disait-il en plaisantant, « je me trouve très bien à l’angle droit. Maintenant, prends un livre, et lis-moi quelque chose : lis à la façon d’un sacristain (Diatchok) marmottant la liturgie. » Je prenais le premier livre venu, et je lisais d’une voix monotone, sans m’arrêter à la ponctuation : bientôt Michel Alexandrovitch s’assoupissait. À son réveil, il me faisait des compliments sur la façon dont j’avais lu : « Comme j’ai bien dormi ! » disait-il en se redressant. « C’était bravement psalmodié ! Il n’y a que le Peuple de Moscou[2] pour bien saisir les choses ! Aucun Italien n’aurait jamais compris de quelle manière il faut me faire la lecture. »

Bakounine lui-même, dans une lettre sans date, destinée à Adolphe Vogt, — lettre qui n’a pas été achevée ni envoyée et qui s’est retrouvée dans ses papiers, — parle de son état de santé en disant qu’il avait cru avoir la pierre, mais que c’était « simplement un catarrhe de la vessie très opiniâtre » ; il demandait à son ami s’il pourrait lui indiquer un remède, au moins « pour diminuer les douleurs » ; il ajoutait que son mal le forçait à se relever la nuit, souvent plus de vingt fois, « ce qui — disait-il — me fatigue naturellement et attaque mon pauvre cerveau, paralyse tous mes mouvements, et me plonge quelquefois dans une torpeur somnolente fort désagréable ».

Quelques jours après avoir écrit ces lignes, il prit une résolution suprême : il décida de partir pour Berne, afin de s’y faire soigner par son vieil ami ; pendant ce temps, Mme  Antonia se rendrait à Rome, et s’occuperait à tout préparer pour l’installation de la famille en Italie. Mais pour que Bakounine pût faire le voyage de Berne, il fallait, d’après la loi tessinoise, l’autorisation des créanciers : ceux-ci l’accordèrent dans une réunion qui eut lieu le 9 juin[3]. En conséquence, le mardi 13 juin, Bakounine se rendait à Bellinzona pour y prendre la diligence du Saint-Gothard ; l’ouvrier italien Santandrea, qui avait

  1. Il ressentait presque constamment de vives douleurs dans la région lombaire et inguinale : aussi se croyait-il atteint de la pierre.
  2. Bakounine aimait à donner des sobriquets : le Peuple de Moscou était celui par lequel il désignait Mme  A. Bauler.
  3. Il existe une communication officielle du greffe du tribunal civil du district de Lugano, du 9 juin 1876, adressée à Bakounine, lui annonçant que les créanciers, dans leur assemblée de ce jour, « ont été unanimes à consentir à ce qu’il pût librement s’absenter du canton pour le soin de sa santé (furono unanimi nel dichiarave di annuire a che Ella possa liberamente assentarsi del cantone per la cura della di Lei salute) ».