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étaient réunis à Lausanne, une scène scandaleuse se passait, le samedi soir, dans les rues de Berne. Une société ouvrière de langue allemande, récemment fondée, le Sozialdemokratischer Verein, avait pris l’initiative d’une réunion et d’un cortège pour fêter l’anniversaire du 18 mars ; elle avait invité différentes autres sociétés, entre autres la Section de l’Internationale, à se joindre à elle, et la musique du Grütli avait accepté de prêter son concours. À huit heures du soir, les socialistes se réunirent sur la plate-forme de la cathédrale : il y avait là une quarantaine de tailleurs de pierre, autant de charpentiers, une vingtaine de membres de l’Arbeiter-Bildungs-Verein, les membres du Sozialdemokratischer Verein, et quelques membres de la Section internationale de Berne (qui ce soir-là devait se réunir dans un autre local) et de diverses autres sociétés. Mais la bourgeoisie bernoise s’était juré d’empêcher de force la manifestation, et avait recruté à cet effet une bande nombreuse d’assommeurs armés de gourdins. Les stipendiés à trique, conduits par un certain nombre de patrons et de jeunes aristocrates, envahissent la plate-forme, et déclarent aux musiciens que s’ils jouent, on leur cassera leurs instruments sur la tête : devant cette menace, les musiciens s’éclipsent. Néanmoins le cortège se forme et se met en marche, éclairé par des flambeaux et précédé d’un drapeau rouge ; mais une foule hostile l’entoure, hurlant et sifflant, et bientôt les manifestants sont assaillis à coups de pierre et de gourdins, le drapeau est déchiré ; le cortège néanmoins continue sa marche par la rue des Gentilshommes : « mais dans la rue de la Justice s’engage une véritable bataille ; plusieurs socialistes sont renversés à terre, piétinés, ou même jetés dans le ruisseau (le Stadtbach) ; les derniers lambeaux du drapeau rouge sont arrachés, les derniers flambeaux sont éteints » (Bulletin). Un membre de l’Internationale, Ducrocq, docteur en médecine, fut précipité dans le ruisseau de la ville par une bande de forcenés qui lui tenaient la tête sous l’eau pour le noyer ; il eut un doigt brisé dans la lutte, et reçut une grave blessure au front ; il put toutefois se dégager grâce à l’intervention d’un étudiant, Karl Moor, et, pour échapper à la rage de ceux qui s’acharnaient après lui, il dut traverser, en rampant dans l’eau, la partie couverte du ruisseau ; recueilli à l’autre extrémité de la galerie, à demi-mort et presque asphyxié, il fut obligé de garder le lit plusieurs jours à cause de ses blessures.

La réunion prévue au programme eut lieu néanmoins, au restaurant Mattenhof ; devant un auditoire de langue allemande, presque entièrement ouvrier, un étudiant en médecine bernois, Kachelhofer[1] fit un exposé historique du mouvement communaliste parisien ; et l’assemblée vota une énergique protestation contre les brutalités de la bourgeoisie bernoise. Le lendemain, plusieurs sociétés ouvrières qui n’avaient pas pris part à la manifestation de la veille se réunissaient à leur tour, et votaient une résolution portant « qu’elles approuvaient complètement l’acte du Sozialdemokratischer Verein, parce que les organisateurs de la manifestation n’avaient fait qu’user d’un droit garanti par les constitutions fédérale et cantonale », et qu’elles regardaient « la conduite d’une partie de la population dans cette circonstance comme une violation des principes fondamentaux de la constitution républicaine ».

Le résultat de cette affaire fut qu’un rapprochement s’opéra, à Berne, entre les internationaux de langue française et ceux des socialistes de langue allemande qui voulaient marcher de l’avant : et dans les premiers jours d’avril le

  1. Kachelhofer était un orphelin sans fortune, qui avait pu faire des études grâce à une bourse que lui avait accordée l’abbaye des bouchers (Metzgerzunft) vieille corporation de la ville de Berne à laquelle appartenait sa famille. Après le discours prononcé par lui le 18 mars, l’abbaye lui donna l’ordre de sortir du Sozialdemokratischer Verein ; l’étudiant refusa, en invoquant la liberté d’association garantie à tout citoyen par la constitution. En présence de ce refus, l’abbaye des bouchers, dans sa séance du 5 mai, retira à Kachelhofer, qui avait déjà passé huit semestres à l’université, la bourse dont il jouissait, et le mit ainsi dans l’impossibilité de continuer ses études.