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phrase suivante de votre livre : « Der Werth ist Arbeitsgallerte[1] », et dit : « Marx a tout simplement fait ici une plaisanterie, ce qu’il m’a d’ailleurs avoué lui-même[2] ». Plus loin, il exprime l’espoir que vers la fin d’avril 1870 sa traduction sera tout à fait terminée, et me prie instamment de parler en sa faveur à l’éditeur pour qu’il ne lui retire pas la traduction. Et si l’éditeur la retire tout de même, nous devons l’en avertir, lui Bakounine, le plus tôt possible, et alors il se préoccupera de retourner l’avance de trois cents roubles[3].

Le 19 décembre il m’envoie les premiers feuillets de son manuscrit : « À partir de ce moment, je vous enverrai tous les deux ou trois jours les feuillets traduits et recopiés».

Le 31 décembre, je reçois, pour la dernière fois, encore quelques feuillets de la traduction. En tout, j’ai reçu de lui la valeur d’une ou au plus deux feuilles-d’impression.

Le 3 mars 1870 m’arriva enfin la lettre du « Bureau » qui vous intéresse tant en ce moment[4]. Bien que cette lettre n’ait pas été écrite par Bakounine (probablement elle était l’œuvre immédiate de Netchaïef), j’ai pensé qu’il en était responsable, car sa participation me paraissait à ce moment tout à fait incontestable. C’est pourquoi je lui adressai une lettre d’injures.

  1. Littéralement : « La valeur est de la gelée de travail ». Bakounine fait allusion à deux passages du Kapital où cette singulière expression est employée : Page 11 (de la 1re édition), Die Gebrauchswerthe Rock und Leinwand sind Vertindungen zweckbestimmter, produktiver Thätigkeiten mit Tuch und Garn, die [Tausch]werthe Rock und Leinwand dagegen blosse gleichartige Arbeitsgallerte ; et p. 17, Als Werth besteht die Leinwand nur aus Arbeit, bildet eine durchsichtig krystallisirte Arbeitsgallerte.
  2. Cet aveu de Marx, que sa « gelée de travail » ne constituait qu’une métaphore humoristique, est bien certainement authentique, et doit remonter au temps où Bakounine était encore en correspondance avec lui, soit directement, soit par l’intermédiaire de J.-Ph. Becker et de Serno-Solovievitch (entre 1867 et 1869). M. Lioubavine, ne pouvant se résoudre à admettre que Marx ait été capable de faire une plaisanterie dans un livre grave, préfère croire que Bakounine ment.
    Il me paraît intéressant de placer ici une réflexion émise par Bernstein dans une autre partie de son article de Minouvchié Gody : « Quel labeur, dit-il, ce travail de traduction a coûté à Bakounine, ses lettres à Joukovsky en témoignent. Rien peut-être n’est plus caractéristique pour les relations entre Marx et Bakounine que ce fait, qu’au moment même où Marx envoyait sa Communication confidentielle sur Bakounine, ce dernier suait à Locarno sur la traduction du Kapital. » À cette réflexion de Bernstein, j’en ajoute une seconde : N’est-il pas bien caractéristique aussi, je dirai plus, n’est-il pas véritablement touchant, de voir, sept ou huit ans plus tard, un ami de Bakounine, Cafiero, au fond d’une prison italienne, pendant que les amis allemands et les futurs alliés français de Marx l’accablent d’avanies et de sarcasmes, se donner la tâche d’écrire, à l’intention du prolétariat de son pays, ce résumé populaire du Kapital, dicté par une admiration sincère, qui fit connaître pour la première fois le livre de Marx à l’Italie ?
  3. La voilà bien, la « manœuvre frauduleuse tendant à s’approprier tout ou partie de la fortune d’autrui, ce qui constitue le fait d’escroquerie » ! (Rapport, de la Commission d’enquête ; voir t. II, p. 346.)
  4. Netchaïef s’était rendu à Locarno auprès de Bakounine au milieu de janvier 1870 ; il l’engagea à abandonner la traduction pour se consacrer tout entier à la propagande révolutionnaire (il s’agissait, entre autres choses, de recommencer la publication du Kolokol, en russe et en français), et lui promit d’arranger l’affaire (voir t. Ier, p. 261). On sait la façon dont il s’y prit, à l’insu de Bakounine. Netchaïef avait quitté Locarno dès la fin de janvier pour revenir dans la Suisse française, où il se cachait, la police suisse étant à ses trousses ; vers la fin de février nous lui procurâmes un refuge au Locle (voir t. Ier, p. 281). C’est donc du Locle que fut écrite la lettre du « Bureau ».