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il avait besoin : la chose se fit très rapidement, car le 19 mars il assistait à la réunion de Lausanne dont il sera parlé au tome IV, et où je le vis. Quelques jours plus tard, il vint à Neuchâtel prendre congé de moi ; nous nous embrassâmes avec émotion : j’avais comme un pressentiment qu’il devait lui arriver malheur[1].

Vingt-huit ans plus tard, en avril 1904, Ross (que je n’avais pas revu depuis mars 1870), étant venu me voir à Paris, m’a raconté ce qui suit au sujet de ses deux passages à Lugano au commencement de 1876 : À son arrivée dans cette ville, il écrivit un billet à Bakounine[2], et celui-ci, en réponse, lui donna rendez-vous au café, à cause de sa femme ; dans cette première entrevue, il l’invita à lui rendre visite à sa villa, que Ross ne connaissait pas encore, à un moment où Mme  Antonie serait absente : car elle lui ferait une scène, dit-il, si elle apprenait que Ross fût venu. En conséquence Ross se rendit à la villa une ou deux fois, en cachette. Leurs entrevues eurent un caractère très amical, et ils se séparèrent de la façon la plus affectueuse, en s’embrassant. Ils ne devaient pas se revoir.

J’ai dit que Malon avait été expulsé d’Italie. Il arriva à Lugano le 8 janvier 1870. Bakounine le revit alors pour la première fois[3], je crois, depuis leur brouille de 1869[4] ; ils se rapprochèrent, mais sans qu’il y eût entre eux de véritable sympathie ; Bakounine appelait Malon « un paysan rusé[5] ». Mme  André Léo rejoignit son mari au commencement de mars[6], et elle aussi se trouva ainsi mise en relations avec le révolutionnaire qui l’avait jadis rudoyée dans l’Égalité[7]. Bakounine appréciait médiocrement la compagne de Malon : il la trouvait trop bas-bleu, et sa conversation l’ennuyait ; mais, par un autre côté, elle lui procura un divertissement inattendu, que raconte en ces termes un témoin oculaire[8] : « La constante occupation de Mme  André Léo était de surveiller les escapades amoureuses de Malon. Il arrivait à ce sujet les histoires les plus bêtes, qui amusaient beaucoup Bakounine : il riait aux larmes quand Malon se laissait prendre, et il se faisait raconter par le menu toutes les aventures maloniennes et toutes les incartades de Mme  André Léo à ce propos ; il avait surnommé celle-ci la dogana (la douane), et appelait Malon le contrebandier qui fait passer sa contrebande sous le nez de la douane. Je ne comprenais pas que Bakounine pût s’intéresser à de pareilles futilités, et je condamnais son indulgence pour des écarts de conduite que je trouvais d’autant plus honteux qu’ils étaient accompagnés de mensonge et de tromperie ; mais lorsque je lui parlais ainsi, il riait de plus belle, et me répondait : « Bah ! on ne peut pourtant pas pontifier à toutes les minutes de l’existence ». Cela est vrai ; mais moi, dont l’imagination avait idéalisé les héros de la grande tragédie prolétarienne, je ne pouvais pas rire, et de pareilles choses me faisaient éprouver un sentiment pénible. »

C’est sous l’impression, toute vive encore, produite sur elle par les aventures de Malon à Lugano et ailleurs, que Mme  André Léo, le 7 juillet 1876, écrivait

  1. On verra, au tome IV, comment Ross fut arrêté par la police russe en mai 1876, condamné en 1878 à cinq ans de travaux forcés, puis déporté en Sibérie à l’expiration de sa détention.
  2. Ce billet (sans date) existe dans les papiers de Bakounine : Ross lui annonce qu’il vient d’arriver à Lugano, et lui donne son adresse, au Grand Hôtel Suisse, chambre n° 10. (Communication de Max Nettlau.)
  3. Ils étaient toutefois déjà rentrés en relations — simplement épistolaires, sauf erreur — à la fin de 1874, à l’occasion d’un différend entre Arthur Arnould et Jules Guesde, différend pour la solution duquel fut constitué un jury d’honneur, composé de Bakounine et Pederzolli pour Arthur Arnould, de Malon et Nabruzzi pour Jules Guesde.
  4. Voir tome Ier, pages 120 et 131.
  5. Mot rapporté par Pederzolli (Nettlau, note 3818).
  6. Elle séjourna à Lugano jusqu’au 17 juin 1876 (lettre du 14 juin 1876 à Élise Grimm), et retourna ensuite à Milan retrouver son fils André.
  7. Voir tome Ier, p. 150.
  8. Mme  A. Bauler (dans Byloe).