Page:James Guillaume - L'Internationale, III et IV.djvu/339

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


« En observant les relations de Michel Alexandrovitch avec les gens du peuple, j’étais de plus en plus émerveillée. Souvent, dans nos longues conversations en tête à tête, il m’avait exposé ses idées philosophiques, et, comme s’il eût voulu faire une analyse rétrospective de l’ensemble de ses vues, il parlait du hegelianisme, en le réfutant avec une logique serrée. Ce n’était que par un effort d’attention soutenu que je pouvais suivre ses raisonnements ; et sa lumineuse pensée m’étonnait alors par l’originalité et la hardiesse des déductions. Mais quand je voyais avec quelle facilité il entrait en communication intellectuelle avec des illettrés, appartenant à une autre classe, à une autre race, mon étonnement devenait plus grand encore. Malgré la simplicité extrême de sa vie, Bakounine était resté des pieds à la tête un « barine[1]» russe. Et néanmoins, avec les ouvriers il était sur un pied de familière égalité, bien plus qu’un Malon, par exemple, qui pourtant était fils d’un paysan. Je sentais toujours, dans les relations des communards de Lugano avec les ouvriers, ou de la condescendance, ou un peu de flatterie. Entre les ouvriers et Bakounine il n’y avait que de la simple amitié, et cela sans le moindre effort. Il pouvait crier en faisant une réprimande à Filippo ou à Andrea comme s’ils eussent été des gamins ; il pouvait les tenir sous la fascination de ses idées ; et il pouvait également parler longuement avec eux de leurs petites affaires, leur raconter ou leur faire raconter les cancans du parti ou de la ville, plaisanter avec eux et rire de leurs plaisanteries. Cela m’étonnait alors ; depuis, je suis arrivée à cette conclusion que, dans ses relations avec les ouvriers, c’étaient ses habitudes un peu patriarcales de « barine » russe qui l’aidaient à se rapprocher d’eux. »

La situation financière du pauvre Bakounine allait toujours en empirant, malgré l’optimisme qu’il avait montré à son ami Bellerio. Aucun argent n’arrivait de Russie. Enfin, à son appel, Gambuzzi se rendit à Lugano : il fit souscrire à Bakounine, le 5 décembre 1875, une hypothèque de 22.000 fr. sur la villa, au nom d’un financier napolitain ; mais cette hypothèque, semble-t-il, était fictive, car on ne voit pas que le financier ait avancé de l’argent. Le 8 décembre, après que Gambuzzi est reparti, Bakounine lui écrit qu’il a emprunté 300 fr. à Pederzolli en signant un billet à trois mois : « Cela était absolument nécessaire, puisque Antonie veut absolument nous transporter samedi le 11 dans notre malheureuse villa, et je me laisse faire comme un fataliste turc, ne sachant absolument rien de ce qui nous adviendra ». La villa avait été meublée au moyen des meubles cédés par Cafiero. Bakounine devait l’habiter six mois.




XIV


De janvier au milieu de mars 1876.


En Espagne, les élections aux Cortès avaient été fixées au 20 janvier 1876. Notre correspondant de Barcelone nous écrivit : « Les principaux chefs du radicalisme et du fédéralisme ont conseillé l’abstention à leurs partisans. Les travailleurs révolutionnaires s’abstiendront aussi d’aller à l’urne électorale. » Une circulaire de la Commission fédérale aux Sections internationales espagnoles, reproduite par le Bulletin, leur annonçait que certains intrigants préparaient un pronunciamiento contre la monarchie, et les mit en garde contre les manœuvres des hommes politiques qui tâcheraient d’exploiter les forces de la classe ouvrière au profit de leur ambition.

  1. Barine signifie maître, seigneur, gentilhomme.