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on peut travailler au bien-être moral et matériel du peuple ouvrier[1] ?

Ce sera une première étape dans la voie de l’émancipation du travail. En franchissant celle-ci, nous serons mieux préparés à continuer notre marche sur la route inévitable de la révolution sociale.

Aux minorités qui sont sur la brèche à agir dans ce sens.


Après le départ de Cafiero de la Baronata, Filippo Mazzotti et sa femme Marietta s’étaient établis à Lugano ; là, ils devinrent pour Bakounine des familiers toujours prêts à se dévouer à son service. Avec eux, d’autres ouvriers italiens, comme le cordonnier Santandrea, d’Imola, le barbier Gotti, d’Ancône, tout un petit groupe d’humbles et fervents admirateurs, avaient entouré de leurs soins et de leur affection le vieux révolutionnaire fatigué, qui trouvait dans leur société l’oubli momentané de ses maux et de ses dégoûts, et se réchauffait à la flamme que lui-même avait allumée en eux.

« Tous les soirs — raconte Mme A. Bauler[2] — Andréa Santandrea venait à la villa pour aider Michel Alexandrovitch à se mettre au lit, et, après avoir fait le nécessaire, restait auprès de lui jusqu’à une heure très avancée de la nuit. C’était Filippo Mazzotti qui venait le matin... Je n’ai jamais vu, ni avant ni depuis, un attachement aussi enthousiaste et aussi désintéressé.

« Je me rappelle certains dimanches où ces ouvriers étaient rassemblés dans la chambre de Bakounine. Santandrea se tenait immobile, les doux coudes sur la table, sa tête de patricien romain appuyée sur ses bras croisés ; ses grands yeux noirs regardaient, extatiques, la bouche de Bakounine qui parlait. Mazzotti, plus expansif, plus vif et plus naïf, souriait, acquiesçait, hochait la tête, ou regardait avec une expression de tristesse de mon côté, me plaignant évidemment de ne pouvoir comprendre la grande parole. Et Bakounine fumait cigarette sur cigarette, buvait par gorgées du thé dans une tasse énorme, et parlait en italien longuement. Quelquefois un auditeur risquait une objection. Alors Santandrea et Mazzotti expliquaient et cherchaient à persuader, en s’interrompant l’un l’autre, tandis que Bakounine écoutait, faisait des signes de tête approbatifs, ajoutait un mot par ci par là. Au commencement, vu mon ignorance de la langue italienne, je ne comprenais même pas le sens général de la conversation : mais, en observant les visages des assistants, j’avais l’impression qu’il s’accomplissait là quelque chose d’extraordinairement grave et solennel. L’atmosphère de ces entretiens me pénétrait, il se créait en moi un état d’âme que je voudrais appeler, faute d’autre expression, un « état de grâce » : la foi croissait, les doutes s’évanouissaient. La valeur de Bakounine se précisait pour moi, sa personnalité grandissait. Je voyais que sa force était dans le pouvoir de prendre possession des âmes humaines. Sans aucun doute, tous ces hommes qui l’écoutaient étaient prêts à tout à sa moindre parole. Je pouvais me représenter un autre milieu moins intime, une grande foule, et je comprenais que l’influence de Bakounine y serait identique. Seulement l’enthousiasme, ici doux et intérieur, deviendrait incomparablement plus intense, l’atmosphère plus orageuse, par la contagion mutuelle des humains dans une foule.

« Au fond, en quoi consistait le charme de Bakounine ? Je crois qu’il est impossible de le définir exactement. Ce n’est pas par la force de persuasion qu’il agissait, ce n’est pas sa pensée qui éveillait la pensée des autres ; mais il soulevait tout cœur rebelle, il y éveillait une colère « élémentaire » (stikhiinaïa). Et cette colère éblouissait par la beauté, devenait créatrice, et montrait à la soif exaltée de justice et de bonheur une issue, une possibilité d’accomplissement. Die Lust der Zerstörung ist zugleich eine schaffende Lust[3], a répété Bakounine jusqu’à la fin de sa vie.

  1. Voilà l’idée qui devait s’appeler bientôt la « propagande par le fait «, adaptée aux conditions spéciales des populations jurassiennes.
  2. Dans ses souvenirs publiés par la revue Byloé.
  3. « Le désir de la destruction est en même temps un désir créateur. » Cette parole célèbre de Bakounine se trouve dans le premier en date de ses écrits révolutionnaires : « La réaction en Allemagne, fragment, par Un Français (sic) », article publié en allemand, en octobre 1842, à Dresde, sous le pseudonyme de « Jules Élysard », dans les Deutsche Jahrbücher d’Arnold Ruge.