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À Lugano, Bakounine s’occupait aux travaux commencés à la villa du Besso ; il n’avait pas seulement voulu transformer le terrain de la plantation de mûriers en jardin potager et fleuriste, il faisait aussi agrandir le bâtiment d’habitation ; et il devait déjà une grosse somme à l’entrepreneur Zaviati.

En août 1875, les relations entre Bakounine et Cafiero étaient encore ce qu’elles avaient été l’hiver précédent. Voici un billet de Cafiero à Bakounine (en français) qui le prouve :


11 août 1875.

Reçu votre lettre et les deux pièces que vous me rendez, aussi bien que le paquet de livres pour Ross. Je lui expédierai ce paquet lorsque j’aurai son adresse. Car il n’est plus à Zürich ; il est en Herzégovine avec beaucoup de Serbes et Russes, d’où il écrira des correspondances pour le Bulletin. Je n’ai pas défait le paquet, et je le lui enverrai tel qu’il se trouve, en y ajoutant son adresse. S’il faut faire autrement, veuillez bien me le dire. Je vous envoie ci-jointe la souscription pour les condamnés de Rome. Salut. — Carlo.


Ross, en effet, comme le dit ce billet de Cafiero, avait quitté Paris au commencement de juillet 1875 ; par Zürich, Munich et Agram, il était allé en Hertségovine, afin d’y prendre part à l’insurrection qui avait éclaté dans ce pays contre les Turcs. Kraftchinsky l’y rejoignit. Ils n’y restèrent que deux mois.

Sur ces entrefaites, Malatesta, remis en liberté, se rendit (voir p. 288) auprès de Cafiero, à la Baronata, où il passa trois ou quatre jours (seconde moitié d’août). Il fit ensuite une visite à Bakounine, qui lui parut bien changé (interrogé vingt ans plus tard à ce sujet par Nettlau, Malatesta résuma son impression en disant que Bakounine, à Lugano, en août 1875, était « en décomposition »). Cafiero et Bakounine parlèrent à Malatesta l’un de l’autre sur un ton amical : la colère était passée, et le rapprochement, désormais, ne devait plus tarder à se produire.

Les embarras financiers de Bakounine étaient toujours grands. Le 17 août, on le voit essayer d’emprunter 300 fr. à Bellerio, auquel il écrit (en français) : « Avant d’aller en paradis, il faut passer par le purgatoire, dit-on. Il en est ainsi pour nous. À la veille de devenir riches, puisque Sophie est sur le point de vendre notre forêt, si elle ne l’a pas déjà vendue, nous restons ici sans le sou. » Bellerio lui envoie tout ce dont il peut disposer, soixante francs ; Bakounine les refuse (21 août), puis se ravise et les accepte (22 août), en écrivant : « J’aurai des paiements à faire et je n’ai pas le sou ; ce ne sera pas pour longtemps, je t’assure, car les portes du paradis sont déjà ouvertes, et nous les entrevoyons d’assez près ». Enfin il obtient de Gambuzzi, le 9 septembre, un prêt de 3400 fr., qu’il comptait rembourser, ainsi qu’un prêt antérieur de 2200 fr., sur le prix de la coupe de la forêt de Priamoukhino.

Lorsqu’ils s’étaient rendus en Hertségovine, Ross et Kraftchinsky avaient pensé que l’insurrection avait ou pourrait prendre un caractère socialiste. Bientôt désabusés, ils quittèrent ce pays et vinrent en Suisse en septembre, ils s’arrêtèrent à Locarno, chez Cafiero, et passèrent quelques jours avec lui ; de là ils allèrent à Lugano visiter Bakounine, que Ross n’avait pas revu depuis le 25 septembre 1874, et que Kraftchinsky ne connaissait pas encore. Bakounine les accueillit amicalement tous les deux ; leurs entrevues eurent lieu au café (c’était là que Bakounine recevait habituellement ses visiteurs, à Lugano). Nettlau a enregistré (note 3814) le témoignage de Kraftchinsky, communiqué par Pierre Kropotkine, au sujet de cette visite : « Bakounine avait beaucoup impressionné Kraftchinsky, qui avait gardé de lui un profond et excellent souvenir. Son immense intelligence l’avait surtout frappé. » Ross se rendit ensuite à Genève, où il se fixa, et d’où il vint me voir[1]. Dans le Bulletin du 10 octobre, je publiai les lignes sui-

  1. Il existe une lettre de Ross à Bakounine, du 30 septembre 1875, où il dit : « Demain, je vais aux Montagnes », et donne son adresse ainsi : « Alfred Andrié, monteur de boîtes, à Saint-Aubin, canton de Neuchâtel. Pour Marie. »