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l’Internationale, nous travaillons — et nous avons réussi dans la plupart des cas — à amener à nous les hommes actifs de chaque corporation. Et je t’assure que, sans qu’il y paraisse, nous avons beaucoup plus de force réelle qu’il y a quatre ans. Le Bulletin est notre baromètre ; or, le nombre de ses abonnés va toujours en croissant.

Tu devrais, mon cher, travailler un peu autour de toi à faire connaître notre organe. J’espère que toi, du moins, tu sais voir assez clair pour reconnaître que c’est un organe purement impersonnel, et que l’esprit de coterie que les mauvaises langues nous prêtent est une absurdité gratuite.

En attendant le plaisir de te revoir, je te serre la main.

P. S. Si tu as quelques sous en poche, tâche de venir à notre réunion familière de Bienne, le dimanche 3 octobre prochain.


Nettlau a retrouvé dans les papiers de Joukovsky la minute de la réponse faite par celui-ci à cette lettre, et il en a publié l’extrait suivant : « Je prépare une brochure en français sous ce titre : La propagande socialiste-révolutionnaire en Russie. Nous tenons plus que jamais ferme au drapeau de l’Anarchie et propageons l’idée de l’abolition de tous les « généraux de la Révolution », qu’ils soient intelligents comme Bakounine ou bêtes et malhonnêtes comme Ross[1] ; du reste ce dernier doit appartenir à la classe des Jacobins, qui correspond à celle des plésiosaures ou ichthyosaures des périodes géologiques. Tu liras la brochure, tu en jugeras[2]... En fait de sections, il n’y en a pas beaucoup à Genève. Toutes celles qui appartiennent à la « fabrique » sont déroutées, anéanties, réduites à rien. Celles du bâtiment existent encore et tiennent à appartenir à l’Internationale. Mais point de manifestations, pas de journal, pas de réunions ; elles existent sans exister — c’est comme le calorique latent qui ne chauffe pas... La Section de propagande se trouve isolée, elle n’a aucune action immédiate ;... mais ce n’est pas pour Genève qu’elle travaille. »


Parmi les articles qui parurent en Variétés dans le Bulletin pendant ce trimestre, je veux citer des extraits d’un livre que de Paris m’avait envoyé, deux ans auparavant, F. Buisson : Notes morales sur l’homme et sur la société, par Georges Caumont (Sandoz et Fischbacher, 1872), et que je présentai ainsi à nos lecteurs : « L’auteur (mort depuis, croyons-nous) n’était pas un socialiste : c’était un bourgeois et un chrétien, mais l’amour de la vérité l’avait amené à renier les doctrines de l’économie officielle ». Voici, entre plusieurs, trois de ces « Notes », d’un style amèrement ironique, que le Bulletin reproduisit :

« 88. — Tout m’éloigne du socialisme. Mes instincts y répugnent, mon intérêt s’y oppose, mes préjugés m’en dégoûtent, et les socialistes me le font haïr. Une toute petite considération plaide seule au fond de ma conscience pour ce pelé, ce galeux, et elle doit paraître si faible à mes contemporains que je ne sais, en vérité, si je dois l’énoncer : c’est que le socialisme est la justice.

« 89. — Le socialisme est la justice. Il faut qu’on s’habitue à ce refrain. Pétrole, exécutions, pelotons en délire, Raoul Rigault, brutalité de la foule, bonds rugissants de la bête humaine déchaînée, l’ivresse galonnée guidant la tuerie, et la débauche en jupe versant à boire à la férocité[3] ; tout cela est vrai, tout cela hurle, sue, saigne et fume encore. Mais le socialisme est la justice.

« 93. — Aux yeux d’un homme qui est économiste, les « décès par inanition » sont tout simplement une petite colonne dans un registre de statistique. La colonne est-elle courte ? Il en ressent une joie honnête. Est-elle longue ? Il en éprouve une tristesse modérée. — Aux yeux d’un économiste qui serait homme... mais que vais-je supposer là ? »

  1. Joukovsky était ici l’écho des rancunes de Ralli et d’Œlsnitz, ses collaborateurs au Rabotnik.
  2. Cette brochure n’a pas paru, autant qu’il m’en souvient.
  3. On voit de reste que ce n’est pas un communard qui parle. (Note du Bulletin.)