Page:James Guillaume - L'Internationale, III et IV.djvu/322

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.



Les ouvriers, presque tous italiens, occupés au percement du tunnel du Gothard, du côté de Goschenen, sur le territoire du canton d’Uri, s’étaient mis en grève le 27 juillet, au nombre d’environ deux mille. Ils demandaient que les vingt-quatre heures de la journée fussent réparties, non plus entre trois, mais entre quatre équipes, dont chacune n’aurait par conséquent à travailler que six heures ; car huit heures consécutives de travail dans le gouffre noir et brûlant du tunnel, au milieu d’une fumée aveuglante, étaient une tâche au-dessus des forces humaines. En outre, l’entrepreneur, lorsqu’il remettait, avant la fin du mois, des à-compte aux ouvriers sur leur paie, leur donnait non de l’argent, mais des bons en papier ; et comme les aubergistes et marchands n’acceptaient ce papier qu’en déduisant un escompte, les travailleurs se voyaient obligés, s’ils ne voulaient pas subir cette perte, d’acheter leurs vivres et autres objets de consommation dans les magasins de l’entreprise ; cette obligation, source d’une nouvelle exploitation, leur pesait, et ils désiraient s’en affranchir : ils demandaient en conséquence que la paie eût lieu tous les quinze jours et non tous les mois, et fût faite toujours en argent et non en bons ; ils réclamaient en outre une augmentation de salaire de cinquante centimes par jour.

L’interruption des travaux était au plus haut point préjudiciable aux intérêts de l’entrepreneur, Louis Favre, de Genève, qui devait achever le percement du tunnel dans un délai donné, sous peine d’énormes amendes, et qui se trouvait déjà en retard de plusieurs mètres sur l’avancement normal ; à tout prix, fût-ce en versant du sang, il fallait obliger les grévistes à reprendre le travail immédiatement. Favre, accouru d’Airolo, se rend à Altorf pour réclamer l’intervention armée du gouvernement d’Uri. Comme celui-ci hésitait devant les frais qu’occasionnerait une levée de troupes, l’entrepreneur offre de l’argent ; son offre est acceptée, et aussitôt l’huissier cantonal réunit une trentaine de volontaires, qu’on habille d’uniformes, qu’on arme de fusils, et qu’on expédie en voiture à Goschenen, sous le commandement de l’adjudant de police d’Altorf. La petite troupe arriva à Goschenen le mercredi 28 dans l’après-midi ; les grévistes étaient calmes, et n’avaient commis aucune violence ; un certain nombre étaient groupés devant l’entrée du tunnel. Les militaires firent une charge à la baïonnette pour dissiper le rassemblement inoffensif ; voyant les baïonnettes croisées contre eux, les ouvriers, sans armes, se défendirent à coups de pierres ; alors les militaires ouvrirent sur la foule un feu nourri, qui en peu d’instants dispersa les grévistes. Il y avait quatre morts, une dizaine de blessés ; la troupe fit en outre treize prisonniers, qui, liés deux à deux, furent conduits à Altorf, et enfermés là dans la maison de force. Le gouvernement uranais envoya le lendemain, comme renfort, un détachement de cent hommes. Terrorisés, une partie des grévistes reprirent le travail ; les autres quittèrent le pays.

Il y eut chez tout le peuple travailleur une explosion d’indignation lorsqu’on connut l’exploit accompli par les guerriers d’Uri pour la défense des intérêts de M. Louis Favre. « Une chose manquait encore, écrivit le Bulletin (n° 32), aux gouvernants de la Suisse républicaine pour marcher complètement de pair avec ceux des pays monarchiques : un massacre d’ouvriers. Le massacre a eu lieu. Désormais, à côté des sanglantes fusillades de l’Épine, d’Aubin, de la Ricamarie, on pourra placer la fusillade de Goschenen. » Des assemblées de protestation se réunirent de toutes parts, et votèrent des ordres du jour de flétrissure à l’égard des assassins. Une souscription fut ouverte dans la Fédération jurassienne pour venir en aide aux familles des victimes (elle produisit 629 fr.45[1]).

  1. C’est seulement en mai 1876 que la répartition de la souscription put être faite. Les familles de Salvatore Villa, à Strambino, J.-B. Gotta, à Locana, et Costantino Doselli, à Calestano, reçurent chacune un quart (156 francs) de la somme recueillie. Quant à la quatrième victime, Giovanni Merlo, il avait été impossible d’obtenir aucun renseignement sur sa famille, et l’argent qui lui était destiné resta en dépôt entre les mains du Comité fédéral jurassien. En août 1877, le Congrès de Saint-Imier décida que le solde non distribué de la souscription de Goschenen serait versé en faveur des familles des internationaux emprisonnés en Italie.