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Marx lui reproche, ni grossièrement falsifié le Manifeste communiste. En ce qui concerne la « loi d’airain, » Lassalle ne s’appuyait pas sur Malthus, il la définissait exactement comme elle est définie dans le Manifeste communiste[1].

« Ce n’est pas Lassalle qui a inventé l’expression « une seule masse réactionnaire[2] » : elle était en quelque sorte née de l’expérience du prolétariat allemand, qui, lorsqu’il avait voulu appuyer la bourgeoisie libérale dans sa lutte contre l’absolutisme et le féodalisme, avait toujours reçu lui-même, de cette bourgeoisie, les premiers coups et les plus violents. Marx ne se trompait pas moins lorsqu’il voyait dans la phrase : « Dans la société actuelle, les instruments de travail sont le monopole de la classe capitaliste, » un fâcheux héritage de Lassalle, qui, selon Marx, n’avait voulu attaquer que les capitalistes, mais non les propriétaires fonciers. L’expression de « classe capitaliste » était empruntée, au contraire, au programme d’Eisenach, où naturellement elle était prise dans son sens le plus général, incluant la propriété foncière[3] ; et il se trouvait que précisément les lassalliens, sur le principe de la propriété collective du sol, s’étaient prononcés d’une façon beaucoup plus catégorique que la fraction d’Eisenach.

« La lettre de Marx eut pour résultat de faire donner à quelques phrases du projet de programme une forme plus claire et plus nette : mais elle n’amena aucune modification de fond… Le rapport sur la question du programme fut présenté au Congrès par Liebknecht et Hasselmann, et l’accord entre les deux rapporteurs fut complet ; Liebknecht, il est vrai, critiqua l’expression de « loi d’airain des salaires », simplement parce que le terme de « loi d’airain » semblait signifier qu’il s’agissait d’une loi immuable et éternelle, tandis que la loi des salaires n’a d’existence que dans la société capitaliste ; mais comme il ne pouvait pas y avoir le moindre doute sur le sens dans lequel l’expression devait être entendue, la « loi d’airain » resta dans le programme. On y laissa aussi les associations de production créditées par l’État, à propos desquelles Hasselmann dit, avec raison, que si la fraction d’Eisenach s’était méprise sur la véritable signification de ces mots, les lassalliens, eux, ne s’y étaient jamais trompés. Enfin l’expression « une seule masse réactionnaire » fut adoptée par cent onze délégués, représentant 23.022 membres, contre douze délégués représentant 2191 membres ; la minorité était surtout composée de délégués de la Saxe et de l’Allemagne du Sud, qui voyaient dans l’adoption d’une semblable déclaration un obstacle à leur alliance électorale avec la Volkspartei. »

Mehring conclut ainsi : « Au Congrès de Gotha, le parti lassallien disparut pour toujours ; et pourtant ces jours-là furent, pour Lassalle, ceux de sa gloire la plus éclatante. Quelque fondées que fussent les objections de principe que Marx avait pu faire au programme de Gotha, la destinée de sa lettre critique montra clairement que la véritable voie par laquelle pouvait se développer en Allemagne un puissant et invincible parti ouvrier, portant en lui la Révolution sociale, était celle qui avait été reconnue et indiquée par Lassalle. »


Un camarade, Weiss, je pense, nous écrivait d’Alsace : « Il y a un moment de découragement parmi les ouvriers ici ; rien ne peut les éveiller, on ne les

  1. Voir le paragraphe 39 du Manifeste communiste, dans la traduction de Charles Andler, p. 44.
  2. On trouve déjà ceci dans le Manifeste communiste, paragraphe 26 : « Le prolétariat seul est une classe vraiment révolutionnaire… Les classes moyennes… sont réactionnaires. » Il est vrai qu’au chapitre IV on lit : « En Allemagne, le parti communiste luttera aux côtés de la bourgeoisie dans toutes les occasions où la bourgeoisie reprendra son rôle révolutionnaire ; avec elle, il combattra la monarchie absolue, la propriété foncière féodale, la petite bourgeoisie ».
  3. Déjà en 1870 Marx avait cherché la même querelle aux socialistes parisiens ; il leur avait reproché d’avoir, dans la traduction du deuxième considérant des statuts généraux de l’Internationale, employé le mot de capital, qui, selon lui, excluait la terre : or, il était bien évident que les ouvriers parisiens — comme les ouvriers allemands — avaient pris le mot de capital dans le sens le plus compréhensif, embrassant la richesse immobilière aussi bien que tout le reste. (Voir t. Ier, p. 268.)