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Le Congrès d’union des socialistes allemands eut lieu à Gotha du dimanche 23 au jeudi 27 mai. Le parti lassallien comptait 73 délégués, représentant 150 localités et 15.000 membres ; le parti d’Eisenach, 56 délégués, représentant 144 localités et 9.121 membres. Dans les votes, on arrêta de tenir compte du nombre des voix que représentait chaque mandat de délégués. Deux présidents furent nommés pour diriger les débats, Geib (fraction d’Eisenach) et Hasenclever (lassallien). Le projet de programme et le projet de règlement furent adoptés sans aucun changement important. Le directoire du parti fut placé à Hambourg et composé de cinq membres, trois lassalliens et deux membres de la fraction d’Eisenach : Hasenclever et Hartmann (tous deux lassalliens), présidents ; Auer (Eisenach) et Derossi (lassallien), secrétaires ; Geib (Eisenach), trésorier. Le Neuer Sozial-Demokrat, à Berlin, et le Volksstaat, à Leipzig, furent désignés tous deux comme les organes officiels du nouveau parti, qui prit le nom de Parti socialiste ouvrier d’Allemagne (Sozialistische Arbeiterpartei Deutschlands). L’œuvre de la fusion fut complétée par l’annonce suivante, que publia le Neuer Sozial-Demokrat : « J’annonce par la présente que l’Allgemeiner deutscher Arbeiterverein, domicilié à Brême, a prononcé sa dissolution. Gotha, le 28 mai 1875. Hasenclever. »

Marx avait été très mécontent du projet de programme élaboré par la commission des Seize et publié en mars 1875 : il en fit une critique détaillée dans une lettre qu’il envoya à quelques-uns de ses amis d’Allemagne[1]. Je traduis ici, à titre de simple renseignement pour quelques-uns de mes lecteurs, les passages de la Geschichte der deutschen Sozial-Demokratie où Franz Mehring a apprécié l’attitude de Marx au moment de l’union des deux fractions :

« Le projet de programme était un compromis entre le programme des lassalliens et celui d’Eisenach. Aucune des deux fractions n’eut à abandonner quelque chose de ses convictions, par le simple motif que leurs convictions, pour l’essentiel, étaient les mêmes. S’il existait quelque différence, c’était en ce que les lassalliens étaient la fraction la plus avancée (die entwickeltere Fraktion), et ils réussirent à faire passer dans le nouveau programme tous leurs mots de combat, le produit intégral du travail (den unverkürzten Arbeitsertrag), la « loi d’airain » des salaires (das eherne Lohngesetz), les associations de production créditées par l’État (die Produktivassoziationen mit Staatskredit), les autres classes formant vis-à-vis de la classe ouvrière une « seule masse réactionnaire » (die Eine reaktionäre Masse). La seule revendication qui ne fût pas familière au parti d’Eisenach, les associations de production créditées par l’État, fut expressément expliquée dans le sens que les lassalliens, d’ailleurs, lui avaient toujours donné, et dans lequel elle pouvait être contresignée sans aucun scrupule par l’autre fraction.

« On sait que Marx fit de ce programme une critique très dure, dans une lettre qu’il envoya de Londres, le 5 mai 1875, à Bracke, Geib, Auer, Bebel et Liebknecht... Marx croyait que les lassalliens n’étaient qu’une secte arriérée, qui, désarçonnée par l’évolution historique, n’avait plus qu’à capituler devant la fraction d’Eisenach. Il se trompait : il avait trop bonne opinion des « Eisenacher », il ne rendait pas justice aux lassalliens. Comment a-t-il pu se tromper sur la valeur réelle de la fraction d’Eisenach, s’il lisait le Volksstaat ? on a peine à s’en rendre compte. Mais on comprend mieux pourquoi il a méconnu les lassalliens : c’est que (comme le Volksstaat avait coutume de le déclarer) il ne lisait pas le Neuer Sozial-Demokrat ; et s’il se représentait le parti lassallien d’après la caricature qu’en donnait le Volksstaat, il devait naturellement s’en faire une idée radicalement fausse... On ne peut pas nier non plus que son antipathie à l’égard de Lassalle ait influencé son jugement. C’était un reproche aussi dur qu’injuste, de dire que Lassalle avait grossièrement falsifié le Manifeste communiste, pour excuser son alliance avec les adversaires absolutistes et féodaux de la bourgeoisie. Lassalle n’a ni conclu l’alliance que

  1. Cette lettre, dont l’existence était restée ignorée du public socialiste à cette époque, a été imprimée après la mort de Marx dans la Neue Zeit.