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Le Mémoire justificatif de Bakounine était parvenu au destinataire dès le 30 juillet ; Bellerio le donna à lire à Cafiero ; celui-ci, très scandalisé que Bakounine eût parlé dans ce Mémoire de diverses choses qui ne devaient pas sortir de l’intimité révolutionnaire, se refusa à le communiquer à Mme  Antonie ; il ignorait que Bellerio, avant de s’en dessaisir, avait pris la précaution d’en faire une copie. Ce fut le 6 août qu’eut lieu l’explication décisive avec Mme  Bakounine. Ni Cafiero ni Bellerio n’avaient voulu se charger de lui dire qu’elle devait quitter la Baronata ; c’est Ross qui dut accepter cette pénible mission. « L’entrevue eut lieu chez Bellerio, en présence de celui-ci, dans le jardin ; ils parlèrent d’abord en français, puis en russe. Ross lui dit catégoriquement qu’il fallait qu’elle quittât la Baronata. Elle devint furieuse, et répondit que la Baronata lui appartenait. Ross répliqua qu’elle pouvait tempêter et l’injurier, que cela lui était égal, mais que la Baronata appartenait à la Révolution, non à la famille Bakounine. Elle l’accusa alors de vouloir accaparer la Baronata pour lui-même avec Cafiero ; mais cette accusation aussi le laissa calme, attendu qu’il n’avait aucun intérêt personnel dans l’affaire. Enfin Mme  Bakounine, voyant que Ross tenait ferme, se résigna à partir. » (Communication de Ross, 1904.) Elle partit le 9 août (d’après une lettre de Bellerio à Bakounine), et se retira à Arona. Elle prévint aussitôt sa sœur, Mme  Lossowska, qui se trouvait à Varsovie ; celle-ci s’empressa de venir la rejoindre, et arriva à Arona le 20. Mais elles ignoraient ce qu’était devenu Bakounine, et n’apprirent que le surlendemain 22 sa présence à Splügen. Mme  Lossowska se rendit aussitôt (le 23) dans ce village, accompagnée de Bellerio. Là, Bakounine leur déclara qu’il était définitivement dégoûté de toute action, publique ou secrète, et qu’il voulait émigrer en Amérique pour s’y faire naturaliser ; il pensait, ajouta-t-il, que Cafiero consentirait à lui en fournir encore les moyens. Mme  Lossowska et Bellerio repartirent le 24. Le lendemain, une lettre de Ross, à laquelle étaient joints deux cents francs[1], apprit à Bakounine que Cafiero acceptait de se rencontrer avec lui à Sierre[2], en Valais. Le 26 août, donc, Bakounine quitta Splügen, se rendant à Sierre par Coire, Zürich, Olten, Berne, Fribourg[3] et Lausanne. Il arriva à Sierre le 30 août, et il note dans son journal que le lendemain il est allé à Saxon (où il y avait alors une maison de jeu célèbre) pour jouer, et qu’il a perdu cent francs[4]. Cafiero et Ross avaient traversé le Saint-Gothard, et s’étaient arrêtés à Neuchâtel le 1er septembre ; là ils avaient raconté à Schwitzguébel (venu de Sonvillier) et à moi ce qui s’était passé, et Cafiero nous avait fait lire le Mémoire justificatif de Bakounine (qu’il laissa entre mes mains en me demandant de le conserver en dépôt) ; nous avions, Schwitzguébel et moi, donné raison à Cafiero et à Ross ; il fallait bien reconnaître que Bakounine n’était plus l’homme qu’il avait été, et qu’en se déclarant vieilli, fatigué, désabusé et dégoûté, il avait dit une triste

  1. Le même jour, Bellerio envoyait également à Bakounine 100 francs.
  2. Pourquoi à Sierre, et non pas à Splügen ? C’est sans doute parce que, en se rendant à Sierre, Cafiero pouvait passer à Neuchâtel et nous mettre au courant de ce qui s’était passé.
  3. De Fribourg il écrivit le 27 août à Emilio Bellerio une lettre qui contient ce passage : « Je te prie 1° de garder chez toi le gros paquet contenant mes écritures, il ne s’y trouve pas de lettres compromettantes, rien que mes écrits philosophiques et politiques inédits ; je voulais d’abord le remettre à Ross, mais comme Ross doit s’en aller bientôt, probablement en Angleterre, il vaut mieux que ce paquet reste chez toi ; 2° il faut que tu remettes de nouveau entre les mains d’Antonie le second paquet contenant des lettres intimes, non politiques ; il paraît qu’Antonie, en ignorant le contenu, l’aurait remis à Ross ; c’est donc à Ross ou à Cafiero que je te prie de le demander. » Ce second paquet contenait en outre des papiers relatifs à l’état-civil de Bakounine et à sa demande de naturalisation tessinoise ; il ne se retrouva pas, soit qu’il eut été égaré dans le déménagement de Locarno à Lugano, soit que Cafiero l’eût brûlé (voir p. 286).
  4. Je n’ai pas cru devoir supprimer ce détail : il montre bien dans quel singulier état d’esprit se trouvait alors Bakounine. Espérait-il, en risquant cent francs à la roulette, gagner la somme nécessaire pour aller en Amérique ?