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Mme  Lossowska, s’était jointe à la caravane, tandis que la mère restait momentanément en Russie auprès de sa troisième fille (Mme  X.). Gambuzzi alla au-devant des voyageurs jusqu’à Vienne, et les accompagna jusqu’à Mestre. La famille arriva le 11 ou le 12 juillet à Milan, où Mme  Lossowska se sépara d’elle pour retourner en Russie. Durant la première quinzaine de juillet, Ross, esprit pratique et bon calculateur, eut le temps de se former une opinion sur les fautes et les erreurs commises à la Baronata, et il porta sur cette folle entreprise un jugement sévère ; sa manière de voir était aussi celle d’Olympia Koutouzof, de Zaytsef, et de toutes les personnes raisonnables qui avaient su ce qui se passait.

Ce fut le 13 juillet que Mme  Bakounine arriva à la Baronata avec ses trois enfants et son vieux père. Ross était allé les prendre à Milan. Des notes quotidiennes de Bakounine, qui vont du 13 juillet au 13 octobre 1874, disent: « Lundi 13. Arrivée d’Antonie, que Ross, parti hier dimanche, a rencontrée à Milan, avec toute sa famille, papa et les enfants. Arrivés à onze heures et demie. Enchantés. Soir illumination et feu d’artifice, arrangés par Cerrutti. Le soir tard survient Carlo Cafiero. » Cafiero revenait de Barletta, rapportant les dernières bribes de sa fortune dilapidée, et ayant fait de sérieuses réflexions. Le lendemain, de son côté, Mme  Bakounine faisait part à son mari de bruits qu’on faisait courir en Italie, et que lui avait rapportés Gambuzzi : on disait que Bakounine exploitait la confiance et l’inexpérience de Cafiero, et qu’il abusait de son amitié généreuse pour le ruiner. Voici comment le Mémoire justificatif raconte ce qui se passa ensuite :


Je fis aussitôt part de ces bruits à Cafiero, en présence de Ross ; il me parut fort ému, et me promit de s’en expliquer avec les diffamateurs[1]. Le lendemain il revint, mais tout changé. Il me dit qu’il n’y avait aucune explication à demander, parce qu’au fond on disait vrai. Il me déclara, avec une chaleur pleine d’amertume, que nous avions commis une grande, une impardonnable folie, dont il se reconnaissait d’ailleurs aussi coupable que moi ; qu’il ne revendiquait rien de ce qu’il avait dépensé pour la Baronata, mais qu’il était bien résolu de ne dépenser pour elle désormais ni un sou, ni une pensée, ni une parcelle de son énergie, tout cela devant appartenir à la révolution.

J’avoue que ce discours me consterna et me frappa comme un coup de massue. D’abord le ton amer, blessant, soupçonneux, avec lequel tout cela me fut dit me blessa profondément. Cafiero évidemment était devenu profondément injuste envers moi ; et je sentis du premier coup que sa bonne et fraternelle amitié s’était tout d’un coup transformée en une profonde hostilité mal masquée et pleine de soupçons injurieux... D’un autre côté, j’avoue que j’étais tout à fait consterné de la nouvelle situation que cette conversation nous faisait à tous et surtout par rapport à ma pauvre famille. Sur la foi de mes lettres[2], Antonie était arrivée toute tranquille, toute joyeuse, non seulement avec les enfants, mais avec son excellent père, un bon vieillard tout naïf, ne vivant que dans les siens... Je les voyais tout

  1. Le journal de Bakounine dit : « Mardi 14. Antonie me fait part des cancans calomnieux des Ostroga à Gambuzzi contre moi. J’en fais part à Cafiero en présence de Ross ; Cafiero, en apparence au moins, indigné, me promet d’en parler à Lipa [Olympia] d’abord, puis avec Zaytsef. »
  2. Les lettres de Bakounine, on se le rappelle, — et Cafiero avait été pleinement d’accord avec lui en cela, — avaient fait croire à sa femme qu’il avait reçu de ses frères sa part d’héritage, et que la Baronata avait été achetée par lui avec de l’argent venant de cette source.