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porte avant tout aujourd’hui, c’est l’organisation des forces du prolétariat. Mais cette organisation doit être l’œuvre du prolétariat lui-même. Si j’étais jeune, je me serais transporté dans un milieu ouvrier, et, partageant la vie laborieuse de mes frères, j’aurais également participé avec eux au grand travail de cette organisation nécessaire.

Mais ni mon âge ni ma santé ne me permettent de le faire. Ils me commandent au contraire la solitude et le repos. Chaque effort, un voyage de plus ou de moins, devient une affaire très sérieuse pour moi. Au moral je me sens encore assez fort, mais physiquement je me fatigue aussitôt, je ne me sens plus les forces nécessaires pour la lutte. Je ne saurais donc être dans le camp du prolétariat qu’un embarras, non un aide.

Vous voyez bien, chers compagnons, que tout m’oblige à prendre ma démission. Vivant loin de vous et loin de tout le monde, de quelle utilité pourrais-je être pour l’Internationale en général et pour la Fédération jurassienne en particulier ? Votre grande et belle Association, désormais toute militante et toute pratique, ne doit souffrir ni de sinécures, ni de positions honoraires en son sein.

Je me retire donc, chers compagnons, plein de reconnaissance pour vous et de sympathie pour votre grande et sainte cause, — la cause de l’humanité. Je continuerai de suivre avec une anxiété fraternelle tous vos pas, et je saluerai avec bonheur chacun de vos triomphes nouveaux.

Jusqu’à la mort, je serai vôtre.

Mais avant de nous séparer, souffrez que je vous adresse un dernier conseil fraternel. Mes amis, la réaction internationale, dont le centre aujourd’hui n’est pas dans cette pauvre France, burlesquement vouée au Sacré-Cœur, mais en Allemagne, à Berlin, et qui est représentée tout aussi bien par le socialisme de M. Marx que par la diplomatie de M. de Bismarck ; cette réaction qui se propose comme but final la pangermanisation de l’Europe, elle menace de tout engloutir et de tout pervertir à cette heure. Elle a déclaré une guerre à mort à l’Internationale, représentée uniquement aujourd’hui par les Fédérations autonomes et libres. Comme les prolétaires de tous les autres pays, quoique faisant partie d’une république encore libre, vous êtes forcés de la combattre, car elle s’est interposée entre vous et votre but final, l’émancipation du prolétariat du monde entier.

La lutte que vous aurez à soutenir sera terrible. Mais ne vous laissez pas décourager, et sachez que, malgré la force matérielle immense de vos adversaires, le triomphe final vous est assuré, pour peu que vous observiez fidèlement ces deux conditions :

1° Tenez ferme à ce principe de la grande et large liberté populaire, sans laquelle l’égalité et la solidarité elles-mêmes ne seraient que des mensonges ;

2° Organisez toujours davantage la solidarité internationale, pratique, militante, des travailleurs de tous les métiers et de tous les pays, et rappelez-vous qu’infiniment faibles comme individus, comme localités ou comme pays isolés, vous trouverez une force immense, irrésistible, dans cette universelle collectivité.

Adieu. Votre frère,

Michel Bakounine.