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leurs de la pensée au ban de la société, mais de leur dire : « Organisez-vous de votre côté, nous vous tendrons la main ; mais pour ne pas subir votre influence, pour que l’Internationale ne dévie pas de son but, nous ne voulons pas être avec vous, pour éviter ces mécomptes ». Ne discutons donc plus sur le mot travailleur : ce qu’il ne nous faut pas, ce sont des hommes qui en savent trop et qui nous égarent par leurs belles phrases.

« Guillaume, rapporteur. L’argumentation que nous venons d’entendre se réduit à ceci : Ce ne sont pas tant les bourgeois que nous repoussons, mais les hommes instruits et capables, d’où qu’ils viennent. Perrare fait simplement le procès à l’intelligence ; ce qu’il redoute, ce n’est pas le travailleur dit de la pensée, c’est le travailleur intelligent en général. Pour le satisfaire, il faudra proscrire tous les ouvriers qui seront arrivés à un certain degré de développement intellectuel ; et il y en a beaucoup déjà, parmi les ouvriers, qui ont cultivé leur intelligence et qui sont devenus par conséquent dangereux aux yeux de Perrare. Sans chercher bien loin, nous connaissons dans la Fédération jurassienne des ouvriers qui sont beaucoup plus instruits que la plupart des hommes qui siègent dans les parlements bourgeois ; et savez-vous comment ces ouvriers ont acquis leur instruction ? c’est par un travail solitaire et opiniâtre, en passant une partie de leurs nuits à l’étude, en prenant sur leur nécessaire pour se procurer les moyens d’apprendre. Eh bien, suivant la théorie de Perrare, une fois qu’un de ces hommes est arrivé à en savoir aussi long et plus long qu’un bourgeois, il faut le mettre à la porte de l’Internationale.

« Ceux qui ont perdu la section centrale de Genève, ceux qui dirigeaient toutes les intrigues dont a parlé Perrare, étaient-ce des bourgeois ? Il y en avait sans doute quelques-uns[1] ; mais le plus grand nombre étaient des ouvriers, des graveurs, des monteurs de boîtes, des menuisiers, etc. ; je n’ai pas besoin de les nommer[2], vous les connaissez bien et vous savez que ce sont ceux-là qui ont fait le plus de mal.

« Il faut exclure les bourgeois parce qu’ils ne savent pas ce que c’est qu’un patron, dites-vous ; et cependant que voyons-nous ? c’est que, parmi les bourgeois déclassés qui sont entrés dans l’Internationale, presque tous ont dû demander leur pain à un travail manuel ; et beaucoup d’entre eux, même, ne connaissant pas de métier, ont dû se faire tout simplement manœuvres. Il y en a dans cette enceinte qui sont dans ce cas ; il y en a d’autres qui, s’ils ne font pas aujourd’hui du travail manuel, y ont passé cependant, et d’autres qui en feront demain. Et vous venez nous dire que ces hommes-là ne savent pas ce que c’est que la misère, que l’exploitation, qu’ils ne peuvent pas comprendre les aspirations du monde ouvrier ? Mais personne au contraire n’a plus qu’eux un intérêt direct et immédiat à la révolution.

« Savez-vous à quoi nous conduirait cet esprit d’intolérance et — je dirai le mot — de mesquine jalousie ? Je vais vous citer un exemple que plusieurs d’entre vous connaissent. Il y avait dans une section, en Espagne, un homme qui appartenait à la bourgeoisie par sa naissance et son éducation ; il avait été instituteur; après être entré dans l’Internationale, il chercha à apprendre un métier manuel ; mais comme en même temps il rédigeait un journal socialiste, on voyait toujours en lui l’homme de lettres plutôt que l’ouvrier, et cela offusquait des susceptibilités du genre de celle que vous venez d’entendre s’exprimer tout à l’heure. Aussi, à force de s’entendre répéter qu’il n’était pas un vrai travailleur, qu’il appartenait à la classe privilégiée, qu’on devait le tenir en suspicion, et autres choses semblables, le pauvre homme finit par perdre la tête, et voulut fermer la bouche à ses calomniateurs par une réponse péremptoire : il planta là son journal et sa section, et alla dans une ville voisine se faire garçon de café[3]. Est-ce un résultat semblable que Perrare vou-

  1. Outine et les Russes de son entourage.
  2. Henri Perret, Grosselin, Duval, etc.
  3. Il s’agit de Marselau, le jeune prêtre espagnol qui avait jeté le froc aux orties et était devenu instituteur. Membre ensuite de la Section de Séville, il fonda le journal la Razon. Un beau jour, outré des attaques sottes et méchantes dont il était l’objet de la part de certaines gens, il disparut ; on ne savait ce qu’il était devenu, et on craignait qu’il n’eût été victime d’un accident, lorsque enfin des amis le découvrirent dans un café de Grenade, où, la serviette sur le bras, il servait des sorbets aux consommateurs. Ses amis le chapitrèrent, lui remontèrent le moral, et parvinrent à le décider à retourner avec eux à Séville.