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moindre expérience en matière de finance, se lancèrent dans des acquisitions successives, conséquences de la première, firent exécuter des travaux coûteux, se laissèrent tromper par des entrepreneurs, des intermédiaires et des intrigants sans scrupules, jetèrent sans compter l’argent par les fenêtres ; et l’affaire de la Baronata devait finir, au bout d’un an, par la ruine à peu près complète de Cafiero et une brouille momentanée entre lui et Bakounine.

Il existe un Mémoire justificatif écrit les 28 et 29 juillet 1874 par Bakounine, au moment de la brouille[1] ; c’est un plaidoyer, dans lequel, involontairement, l’auteur a présenté les choses sous le jour le plus propre à le « justifier » à ses propres yeux ; néanmoins on peut y puiser certains renseignements. Je reproduis ici les passages du début, relatifs à l’origine du projet d’achat d’une maison ; aux motifs qui empêchèrent Bakounine de se rendre, en juillet 1873, en Espagne où l’appelaient ses amis de ce pays ; et aux premières opérations concernant l’agrandissement et l’aménagement de la Baronata :


Emilio [Bellerio] sait le commencement de la Baronata. Ce fut depuis longtemps, depuis l’automne 1872 ou l’hiver 1873, que Cafiero conçut spontanément l’idée d’acheter à Locarno une maison avec plus ou moins de terre et dont je serais le propriétaire nominal, où je résiderais avec toute ma famille constamment[2], et qui servirait en même temps de lieu de relais, de refuge ou d’habitation passagère à tous les intimes. Pendant tout l’hiver 1872-1873 il ne fut question que de cela tant dans nos conversations intimes que dans ma correspondance avec Cafiero.

En été 1873, la révolution espagnole semblait devoir prendre un développement tout à fait victorieux. Nous eûmes d’abord la pensée d’y envoyer un ami, puis, sur les instances de nos amis espagnols, je me décidai de m’y rendre moi-même. Mais pour effectuer ce voyage nous avions besoin d’argent, et notre seule ressource était Cafiero ; et Cafiero était empêché de nous en donner parce qu’il n’avait pas encore terminé ses affaires avec ses frères[3]. Nous décidâmes, un jeune ami et moi, de le presser ; et, comme il était inutile et à peu près impossible de le faire par lettre, le jeune ami se rendit chez lui [à Barletta]. Il y fut arrêté[4]. Alors

  1. Ce Mémoire, écrit en français, fut — comme il sera expliqué au chap. VIII — envoyé (de Splügen) par l’auteur à son jeune ami Emilio Bellerio ; celui-ci, d’après les indications placées en tête, devait en donner communication à Cafiero, et ensuite à Mme Bakounine (qui à ce moment se trouvait à la Baronata) ; après quoi, ajoutait Bakounine, le Mémoire devait être détruit, « parce qu’il contient des faits politiques qui ne doivent jamais sortir du cercle des plus intimes ». En septembre 1874, Cafiero me confia la garde de ce document, et j’obéis plus tard aux intentions de l’auteur en le brûlant (1898). Mais, à l’insu de Cafiero, Bellerio, avant de lui remettre le Mémoire, en avait pris une copie, qu’il donna à Bakounine, sur sa demande, en octobre 1874 ; cette copie a été retrouvée à Naples en 1899 par Nettlau, qui en a inséré le contenu, par citations détachées, dans sa biographie de Bakounine. Nettlau ayant livré à la publicité le Mémoire justificatif, je pense avoir le droit d’en imprimer ici des extraits.
  2. Comme on le verra au chapitre VIII, aussitôt que Cafiero lui eut parlé de l’achat d’une villa, Bakounine forma le projet de faire revenir sa femme auprès de lui ; et cette idée fut même la raison déterminante qui lui fit accepter l’offre généreuse de son ami (il le dit dans un passage du Mémoire justificatif). Par l’expression « toute ma famille », Bakounine désigne les parents de sa femme, qui devaient accompagner celle-ci.
  3. Cafiero, comme on l’a vu, s’était rendu à Barletta pour réaliser sa fortune, aussitôt après sa sortie de la prison de Bologne.
  4. Ce « jeune ami » était Errico Malatesta, qui fut en effet emprisonné le lendemain de son arrivée à Barletta (dernière quinzaine de juillet 1873). Il resta incarcéré six mois, et fut remis en liberté en janvier 1874, sans avoir passé en jugement.