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Sauf deux ou trois exceptions, les délégués de langue allemande n’ont qu’une idée très obscure encore de la question sociale. Ils sentent bien que le bât les blesse ; mais ils ne se rendent compte ni du pourquoi ni du comment. Ils désirent un soulagement à cette position désagréable : mais l’idée ne leur viendrait pas de jeter le bât à terre ; ils s’occupent seulement à arranger diverses petites combinaisons pour introduire des coussinets entre le bât et le cuir, pour changer quelque peu le bât de place, pour le rendre plus léger ; leurs vœux ne vont pas au delà. Ils ne peuvent pas concevoir le peuple travailleur complètement affranchi du bât gouvernemental ; et s’ils pouvaient, en lieu et place du gouvernement bourgeois, asseoir sur leur dos un gouvernement soi-disant socialiste, ils croiraient avoir accompli la grande œuvre de leur émancipation définitive.

Après tout, c’est là un idéal qui a aussi sa légitimité ; et, s’il peut faire le bonheur de certaines catégories de travailleurs, nous ne voulons pas les chicaner là-dessus. Mais le côté fâcheux de la chose, c’est que, dans leur camp, on n’est pas si tolérant : on se croit en possession de la véritable doctrine scientifique, et on regarde en pitié les dissidents ; on ne se contente même pas de cette pitié, on croit avoir reçu la mission d’extirper l’hérésie et d’implanter partout la saine doctrine de l’éternité et de la nécessité du bât. Rien n’est plus amusant que de discuter avec un de ces citoyens et de voir le sourire de condescendance avec lequel il accueille vos arguments ; rien n’a jamais troublé et ne troublera jamais la sérénité de ses convictions ; il a la conscience de sa supériorité et de votre infériorité, cela lui suffit. D’autres vont plus loin, et concluent que des raisonneurs aussi subversifs que les Jurassiens doivent nécessairement être des ennemis des ouvriers ; peu s’en faut qu’ils ne voient en eux des traîtres salariés par la bourgeoisie pour prêcher de fausses doctrines et empêcher le prolétariat de faire son salut par les pratiques orthodoxes. Enfin quelques-uns, plus intelligents, reconnaissent qu’ils ont affaire à des adversaires de bonne foi ; ils écoutent leurs raisons, ils y répondent, ils cherchent à se rendre compte, ils voudraient même se laisser convaincre, mais ils n’y peuvent parvenir, parce que, leur esprit gardant ses notions préconçues, ils attachent aux mots et même aux idées une autre signification, et que, lorsque nous disons blanc, ils comprennent noir.

C’est ainsi, par exemple, que, dans les séances du Congrès, lorsque les délégués jurassiens exposaient leur projet d’organisation fédéraliste en opposition à la centralisation, le traducteur officiel se bornait à expliquer aux délégués de langue allemande que « les délégués jurassiens voulaient que chaque société restât isolée, sans union avec les autres » ; et lorsque nous réclamions contre cette interprétation fantaisiste, on nous assurait — certainement de bonne foi — que c’était ainsi que l’on comprenait nos paroles, et que, puisque nous ne voulions pas de centralisation, nous demandions nécessairement l’isolement et le chacun pour soi. Et tous nos efforts pour obtenir une meilleure traduction demeuraient vains, non pas qu’on y mît de la mauvaise volonté, mais parce que, disait-on, il était impossible de nous traduire plus clairement.

Un des plus intelligents parmi les délégués allemands, dans un moment d’épanchement, après avoir rendu hommage à notre loyauté et avoir ex-