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reriez, dit Miss Bordereau avec une crudité cynique.

— Je ne pense pas que vous soyez venue ici toute seule. Il a fallu que Miss Tina y prête la main, interposai-je, conciliant.

— Oh ! elle a insisté pour que nous poussions ici son fauteuil, et, quand elle insiste… dit Miss Tina de ce même ton plein d’appréhension, comme s’il était possible qu’un de ces jours sa tante l’obligeât de lui rendre quelque autre service qu’elle désapprouverait hautement.

— Dieu merci ! la plupart des choses que j’ai voulu faire l’ont été ! Les gens avec lesquels j’ai vécu m’ont toujours cédé, continua la vieille femme, se plongeant dans les cendres grises de son insatiable vanité.

Je pris la chose gaiement :

— Vous voulez dire que tout le monde vous obéissait.

— Eh bien ! si vous voulez ; quand on vous aime !

— C’est justement parce que je vous aime que je veux vous résister, dit Miss Tina en riant nerveusement.

— Oh ! je m’attends à ce que vous ameniez un de ces jours Miss Bordereau là-haut me rendre visite, continuai-je ; à quoi la vieille dame répliqua :

— Oh ! non, je puis avoir l’œil sur vous d’ici !

— Vous êtes très fatiguée, vous serez certainement malade demain ! s’écria Miss Tina.

— Sottises ! ma chère : je me sens en ce moment mieux que je ne l’ai été depuis un mois. Je reviendrai demain. Je veux être là, où je puis voir ce monsieur si cultivé.

— Ne me verriez-vous pas mieux dans votre salon ? demandai-je.

— N’auriez-vous pas là une meilleure occasion de me voir vous-même, voulez-vous dire ? riposta-t-elle me fixant un instant de sa visière verte.

— Ah ! cette occasion-là, je ne l’ai eue nulle part ! Je vous regarde, mais je ne vous vois pas.

— Vous l’agitez terriblement, et ce n’est pas bon pour elle, dit Miss Tina avec un mouvement de tête plein de reproche à mon adresse.

— Je veux vous surveiller ! Je veux vous surveiller ! continuait Miss Bordereau.

— Eh bien ! alors, passons le plus de temps possible ensemble ; où vous voudrez, cela m’est égal. Cela vous donnera toute facilité.

— Oh ! pour aujourd’hui, je vous ai assez vu. Je suis satisfaite. Rentrons maintenant, dit Juliana.