Page:James - Les Papiers de Jeffrey Aspern, paru dans le Journal des débats, 1920.djvu/72

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Vous avez de la chance d’avoir trouvé cette explication, car le peintre était mon père.

— Voilà qui rend le tableau réellement précieux ! dis-je gaiement ; et je puis ajouter qu’une part de ma gaieté venait de cette preuve qui corroborait ma théorie sur les origines de Miss Bordereau. Aspern, tout naturellement, avait rencontré la jeune personne en venant poser dans l’atelier de son père.

Je dis à Miss Bordereau que, si elle me confiait sa propriété pendant vingt-quatre heures, je me ferais un plaisir de prendre l’avis d’un expert, mais sa seule réponse fut de la glisser silencieusement dans sa poche. Ceci m’ancra dans la conviction qu’elle n’avait pas sincèrement l’intention de vendre cet objet sa vie durant, bien qu’elle eût peut-être le désir d’être fixée sur la somme que sa nièce pourrait en tirer, à l’occasion, si elle le lui léguait.

— Enfin, en tout cas, j’espère que vous ne l’offrirez à personne sans m’en avertir, repris-je, tandis qu’elle demeurait dans le silence. Pensez à moi comme à un acheteur possible.

— Je vous demanderais l’argent, d’abord, répliqua-t-elle avec une grossièreté inattendue, puis, comme si elle s’apercevait tout d’un coup que je pourrais me plaindre à bon droit de ce ton, et qu’elle désirait changer de sujet, elle me demanda brusquement de quoi je causais avec sa nièce quand je sortais avec elle le soir.

— Vous en parlez comme d’une habitude prise, répondis-je. Certainement, je serais très content si cela devenait l’usage entre nous, un fort agréable usage. Mais en ce cas mon scrupule serait encore plus grand de trahir la confiance d’une dame.

— Sa confiance ? Ma nièce a une confiance à donner ?

— La voici, elle pourra vous le dire elle-même, dis-je ; Miss Tina paraissait sur le seuil du salon. Avez-vous de la confiance, Miss Tina ? Votre tante désire vivement le savoir.

— Pas en elle, pas en elle, déclara la jeune personne, secouant la tête d’un air dolent qui n’était ni plaisanterie ni affectation. Je ne sais que faire d’elle ; elle a des accès d’imprudence horribles. Tout la fatigue, et cependant la voilà qui se met à errer, à se traîner à travers la maison.

Et elle regardait son compagnon de chaîne de toujours d’un air à la fois absent et étonné, comme si leur vie commune et la longue habitude ne rendaient pas ses fantaisies perverses plus faciles à comprendre.

— Je sais ce que je fais ; je ne perds pas la tête. Je suppose que vous le préfé-