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tement ; sa réserve tombait et elle considérait comme acquise la plus extrême intimité, c’est-à-dire cette innocente intimité qui était la seule qu’elle pût concevoir.

Elle me déclara qu’elle ne savait ce qui avait pris à sa tante, qui avait changé si rapidement, qui avait certainement quelque idée de derrière la tête. Je lui répondis qu’il fallait capter cette idée et me la donner ; nous irions ensemble prendre une glace chez Florian, et elle me raconterait sa découverte, tout en écoutant l’orchestre.

— Oh ! il me faudra beaucoup de temps pour la « découverte », dit-elle avec une certaine mélancolie ; et elle ne put me promettre cette satisfaction ni pour ce soir, ni pour le lendemain. Mais je pouvais maintenant me montrer patient, car je sentais qu’il n’y avait plus qu’à attendre, et, de fait, à la fin de la semaine, par un temps merveilleux, après le dîner, elle entrait dans ma gondole, à laquelle, en l’honneur de cette occasion, j’avais attaché un second rameur.

En cinq minutes, nous avions volé jusqu’au Grand Canal, dont la vue lui arracha un murmure d’extase aussi naïf que si elle eût été un touriste fraîchement débarqué. Elle avait oublié la splendeur de ce grand chemin d’eau par les nuits claires de l’été, et combien la sensation de flotter, pour ainsi dire, entre les marbres des palais et les reflets des lumières dispose l’esprit à l’aisance et à la liberté.

Nous flottâmes loin et longtemps, et, bien que mon amie n’exprimât pas sa joie par des exclamations stridentes, j’étais certain que je l’avais entièrement conquise. Elle était plus que contente, elle était transportée : c’était pour elle une complète libération. La gondole n’avançait que lentement, pour lui laisser le temps d’en jouir, et elle écoutait les rames frapper l’eau, — plus fort et plus musicalement quand nous passions dans les canaux étroits, — comme si elle avait pour la première fois la révélation de Venise. Quand je lui demandai combien il y avait de temps qu’elle n’avait ainsi navigué, elle répondit :

— Oh ! je ne sais pas — bien longtemps ; pas depuis que ma tante est malade.

Une fois de plus se révélait ce vague extrême qui enveloppait les années précédentes et le moment précis où avait cessé la période de notoriété de Miss Bordereau. Je ne pouvais faire durer la soirée bien tard, mais nous fîmes un « giro » considérable avant d’aborder à la Piazza. Je me gardai de lui poser aucune question sur sa vie familière et tout ce que je désirais savoir ; au contraire, je lui versai mes trésors d’information sur les choses qui nous entouraient, lui décrivant en même temps Florence et Rome, discourant sur les charmes et les avantages des voyages.

Elle s’appuyait, attentive et douce, sur les épais coussins de cuir, tournait consciencieusement les yeux là où je lui signa-