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— Chère madame, il est mort depuis un siècle.

— Eh bien ! dit-elle drôlement, ma tante a un siècle et demi !

— Le bon Dieu nous bénisse ! m’écriai-je. Que ne m’avez-vous dit cela plus tôt ? J’aimerais tant lui en parler.

— Elle n’y tient pas ; elle ne vous dirait rien, répliqua Miss Tina.

— Cela m’est bien égal qu’elle n’y tienne pas ! Il faut qu’elle m’en parle ; c’est une occasion à ne pas perdre.

— Oh ! vous auriez dû venir il y a vingt ans ! Alors, elle parlait encore de lui.

— Et que disait-elle ? demandais-je ardemment.

— Je ne sais plus, qu’elle lui plaisait, qu’il l’aimait beaucoup.

— Et lui ? ne lui plaisait-il pas ?

— Elle disait qu’il était un dieu.

Miss Tina me donna cette information platement, sans aucune expression ; à son ton, ç’aurait pu être quelque bavardage trivial. Mais je me sentis profondément remué, tandis qu’elle laissait tomber ces mots dans la nuit d’été : c’était comme le bruit léger des feuillets dépliés d’une vieille lettre d’amour.

— Eh bien ! eh bien ! murmurai-je. Puis : « Dites-moi, je vous prie, a-t-elle un portrait de lui ? Ils sont d’une rareté désolante. »

— Un portrait ? Je ne sais pas, dit Miss Tina ; et maintenant, je lisais l’inquiétude sur ses traits. Allons, bonne nuit ! ajouta-t-elle ; et elle rentra dans la maison.

Je l’accompagnai dans la vaste et sombre entrée pavée de pierre qui, au rez-de-chaussée, correspondait à notre grande sala du premier. À l’une de ses extrémités elle ouvrait sur le jardin, à l’autre sur le canal, et n’était actuellement éclairée que par la petite lampe que je prenais pour aller me coucher. Une bougie éteinte, que Miss Tina avait évidemment apportée là, était posée à côté, sur la même table. « Bonne nuit, bonne nuit », répliquai-je. Je la suivis, tandis qu’elle se dirigeait, vers la table, pour prendre sa lumière. « Vous le sauriez, sûrement, si elle en avait un ? »

— Si elle avait quoi ? demanda la pauvre dame. Elle avait une drôle de façon de me regarder, éclairée d’en dessous par sa bougie.

— Un portrait du dieu. Je ne sais ce que je donnerais pour le voir.

— Je ne sais pas ce qu’elle a. Elle garde